« Nous faisons quelque chose qui nous tient à cœur ». Ariane Stocklin et Karl Wolf arborent de longs pullovers bleus avec le nom de leurs deux associations, Sant’Egidio et Incontro, et la mention « Broken Bread, s’fäscht uf dä Gass », qu’on pourrait traduire par « partage du pain à même la rue ». Plusieurs bénévoles tirent de petites charrettes remplies de victuailles et de repas chauds jusqu’au bord des rails de chemin de fer à quelques centaines de mètres de la gare. Une longue queue de personnes précarisées les y attend. Une fois les choses en place, Soeur Ariane prend spontanément une partie de la nourriture et s’engage dans la Langstrasse, la rue dite festive de Zurich, mais où « des femmes et des hommes travaillent dans la prostitution. C’est aussi une rue pleine de criminalité », nous apprend la religieuse. Plusieurs prostituées viennent à sa rencontre depuis des bars qui ont pignon sur rue de tous côtés : « Ce sont des bars contact où les femmes rencontrent les clients. A l’étage, il y a le bordel à proprement parler. Tout le quartier ici est un grand bordel. C’est comme ça. » Ariane semble connaître le prénom de chacune de ces travailleuses du sexe et en serrent plusieurs dans les bras.
Aucune sphère privée
Les plats de poulet et de pâtes changent de mains, il y a du chocolat aussi. « La prostitution est organisée en général par nationalités, poursuit Sœur Ariane : Si on va plus en avant, il y a le bar contact où il y a surtout les Africaines ; si on avance dans la rue, il y a l’Europe de l’Est, puis l’Amérique du Sud… Il y a une grande maison où il y a beaucoup d’Africaines qui vivent dans des conditions très difficiles : elles sont de 3 à 5 dans une même chambre, où elles travaillent et où elles dorment. Il y a 4 à 5 de ces chambres, et une seule cuisine, un seul wc, aucune sphère privée… »
Trafic humain
Le business de la prostitution va moins bien depuis le coronavirus. Les tarifs ont baissé. Il y a moins de clients. Et la misère gagne du terrain. Les chambres sont très chères : entre 100 et 150 francs par jour, indique Sœur Ariane. « Les femmes nous racontent qu’elles reçoivent pour une passe entre 20 et 50 francs. Pour nous, ce n’est pas seulement important d’amener de la nourriture, mais on vient également amener du contact. » « Et qui nous sommes », souligne Karl Wolf. « Les 400 repas chauds que l’on distribue chaque jour, 7 jours sur 7, sont un pont qui nous permet de nous rencontrer, reprend Ariane. Et la rencontre, c’est la base, le centre de notre travail. » Avec son collègue prêtre à Küsnacht, elle met en cause aussi le trafic d’êtres humains qui serait en forte hausse dans la capitale économique de la Suisse. « Je pense qu’une des raisons qui permet à ce trafic de s’implanter ici tient à la peur de s’opposer à la mafia. Je pense à des villes italiennes où même la mafia locale a peur de la mafia nigériane. »
Les amis de Jésus
« C’est très étrange que la situation de ces personnes prostituées existe dans un pays où on affiche un haut degré du respect humain et aussi la préservation de chacun dans ses intérêts et ses droits », commente Ghislain Waterlot, professeur de philosophie de la religion et d’éthique à l’Université de Genève. Pour lui, Sœur Ariane et Karl Wolf comblent le manque d’attention dont souffrent cette population précarisée. « Et ils prodiguent une attention véritable, désintéressée, gratuite et authentique à la personne en tant que telle, sans la juger ». Ce que Karl Wolf explicite d’ailleurs en disant que « Celui qui a lu l’Evangile sait avec quel genre de personnes Jésus a eu des contacts. Celles et ceux qui étaient ses amis sont aujourd’hui les mêmes. Et nous devons en tant qu’Eglise être là auprès d’eux et être leurs amis. »
Gabrielle Desarzens
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