Un cartable dans les mains avec plusieurs de ses travaux, Francine Carrillo les commente : « Ça c’est le fameux « aleph », la lettre qui désigne le divin, la première lettre de l’alphabet hébraïque. C’est une lettre muette et indispensable à la constitution des mots. Et c’est déjà plein de symboles pour moi ! » Elle retire une autre de ses œuvres et poursuit : « Là, j’ai fait un essai avec 4 lettres qu’on prononce « Oulaï » et qui, en hébreu, veulent dire « peut-être ». Et ce « peut-être » est un des noms de Dieu dans la kabbale. Pour moi, ce divin comme possibilité d’être qui nous rejoint, c’est très fondamental. » Installée depuis 6 ans à La Sage, à 1700 mètres d’altitude dans le val d’Hérens, Francine Carrillo se met ensuite à sa table de travail et calligraphie le mot « Ruah », formé de trois consonnes, « qui signifie l’haleine de vie que Dieu a insufflé en Adam, mais qui signifie aussi le souffle qui, avant la création du monde, planait sur les eaux. »
Pouvoir évocateur des mots
La pasteure et théologienne dit avoir toujours été fascinée par l’esthétisme de ces lettres. Puis elle a fait un stage avec une calligraphe juive qui lui a donné le goût de se mettre à ce travail qui, pour elle, est une manière de méditer. « C’est une belle façon de m’asseoir et de faire silence, confie-t-elle. Et de laisser le travail se faire par la main et pas seulement par la tête. Ce qui m’attire beaucoup dans l’hébreu, finalement, c’est ce pouvoir évocateur des mots qui contiennent tous un appel à déchiffrer leur énigme et un appel à les mettre en lien les uns avec les autres pour qu’ils produisent du sens. Car le sens, dans la tradition juive, n’est jamais déjà là dans le texte : il advient par le fait de notre lecture. C’est dire que par notre propre voix, notre interprétation, nous faisons parler les textes. Et que ceux-ci comprennent donc une puissance d’évocation et d’étonnement qui nous tiennent en vie ! »
Être soi
Cette puissance de questionnements, Francine Carrillo la trouve moins dans le christianisme, « qui a parfois tendance à s’asseoir sur des vérités établies, voire des dogmes ». Mais dans les deux traditions, il y a pour elle des perles qui donnent sens à ce combat pour un monde plus humain. A l’heure où l’horizon semble barré, le judaïsme débouche toujours sur « une éthique de l’action contre tout enfermement. En ce sens, le christianisme ne peut pas faire l’économie de sa racine juive », estime-t-elle. Et de citer cette histoire d’un rabbin qui disait, avant sa mort, que dans le monde qui vient, on n’allait pas lui demander pourquoi il n’avait pas été Moïse ou une grande figure, mais pourquoi il n’avait pas été lui-même, avec le nom qu’il portait. « Après, les chemins empruntés pour faire valoir ses aptitudes reviennent à chacun. Mais pour moi, ils passent actuellement par ce travail sur les lettres et sur l’hébreu ! »
Chercher sa vérité
A parler des jeunes, Francine Carrillo les invite à chercher en eux-mêmes leur vérité et qu’ils soient fidèles à cette « lumière intérieure », dont parle la tradition hassidique. « Dans le mot « Ruah », il y a cette dernière lettre qui signifie l’énergie de la vie, mais en même temps les obstacles que celle-ci rencontre. Donc il ne faut pas croire que tout va être simple, mais il faut travailler en même temps avec cette énergie de vie qui nous habite et qui nous donne le courage d’être et de résister à ce qui nous aliène. »
Gabrielle Desarzens
Francine Carrillo a publié de nombreux ouvrages, dont « Une parole au vif de l’humain », éditions Ouverture : 2021, « J’aimerais que vivre tu apprennes », éditions Labor et Fides : 2020 en réédition, ou « Rahab la spacieuse », éditions Ouverture : 2020.