Comment est-ce que votre conception de Dieu a été affectée par l’irruption de Daech et sa destruction du patrimoine chrétien, notamment à partir de l’été 2014 ?
Daech a détruit passablement d’églises et de monastères dans la région de Mossoul et la plaine de Ninive. En même temps, si je peux le dire, à cause de Daech, les chrétiens ont tout abandonné. Mais grâce à cette organisation terroriste, ils ont confirmé ne pas avoir perdu leur foi. Nous, chrétiens, avons découvert que nous sommes beaucoup plus forts qu’avant. Plus il y a de persécutions, plus la foi persiste. Même des enfants disent que leur foi est encore plus forte qu’avant leurs épreuves parce que, comme l’or, plus on l’expose au feu, plus elle devient pure.
Photos: Emmanuel Ziehli (StopPauvreté)
Vous ne connaissez pas de personnes qui, à cause de ce qu’elles ont enduré de la part des islamistes radicaux, ont perdu la foi ?
En ce qui me concerne, je n’ai pas rencontré ce genre de personnes. Quand Daech a attaqué Mossoul, les islamistes ont forcé les chrétiens à choisir entre partir, se convertir à l’islam ou mourir. Personne parmi les chrétiens ne s’est converti à l’islam. Les chrétiens ont dit qu’ils préféraient tout perdre et ne pas renier leur foi. Quand je dis que les gens sont plus forts qu’auparavant, je ne veux pas dire qu’ils ne souffrent pas… En réalité aujourd’hui, nous sommes encore sur le chemin de Golgotha. C’est une démarche très dure, parce que nous avons tout laissé derrière nous et nous attendons la terre promise. En réalité, cette terre promise n’est pas Ninive, Mossoul, l’Europe ou la Suisse : c’est la Jérusalem céleste ! Si on veut acquérir ce Royaume, cela se passe à l’intérieur de nous-mêmes.
Concrètement, qu’est-ce que ce renouveau intérieur dont vous parlez ?
Il se manifeste par la solidarité. Personne ne pense aux pauvres autant que les pauvres. J’ai rencontré plusieurs familles dans les deux camps dont je suis responsable à Erbil, qui disent qu’elles ont appris à partager et que c’est vraiment ce qui les fait vivre. Il y a des familles auxquelles il ne restait rien. Le peu qu’elles reçoivent des ONG, elles le partagent avec celles qui ont moins encore. Ce sens de la solidarité est donc très important aujourd’hui, tout comme l’espérance. Sans l’espérance d’un lendemain meilleur, nous tombons dans le désespoir et la tristesse. La plupart des gens ici sont traumatisés par ce qu’ils ont vu. Une fille de dix ans à qui l’on demandait ce qu’elle pensait de Daech a répondu qu’effectivement, cette organisation lui avait fait du mal. Les djihadistes lui ont volé ses poupées, ils ont détruit sa maison, mais tous les jours elle prie pour eux. Alors je lui ai demandé : « Comment fais-tu pour prier pour eux ? Ce sont des assassins ! » Elle a répondu : « Je prie pour leur conversion. Pour qu’ils deviennent des êtres humains ! »
C’est extraordinaire, quand on entend cela d’un enfant de 10 ans. Cela nous donne beaucoup de leçons. Sans l’Eglise et les ONG, la situation serait extrêmement difficile. Toutes ces bonnes volontés apportent aux réfugiés de la nourriture, un hébergement et, surtout, de l’aide psychologique pour leur permettre de s’en sortir.
Et là sur quelles difficultés buttez-vous ?
Depuis 2000 ans les chrétiens souffrent en Mésopotamie et aujourd’hui en Irak. Si nous sommes toujours là, c’est grâce à cette persévérance, à cette foi et à cette espérance. On devient malléable et souple. On doit s’incliner parfois, et se réfugier ailleurs. Dieu n’a jamais demandé à quelqu’un de mourir pour une terre. On meurt pour la foi. On meurt pour sauver la vie des autres et non pour un mètre carré. Même si les djihadistes de Daech démolissent nos maisons et nos églises, cela ne fait rien. Nous pouvons aller ailleurs. Nous sommes un peuple qui bouge. C’est pourquoi le fait que Dieu soit présent en nous me fait penser que notre Dieu est « migrateur ». Il bouge avec nous. Lui aussi est un immigré ! Le Dieu qui nous a créés souffre avec nous… C’est le Dieu sur la croix. C’est Jésus que nous vivons, un Christ sur la croix. Mais on attend… On a l’espérance de ressusciter avec lui.
Qu’apporte concrètement la résurrection du Christ dans votre situation de réfugié à Erbil ?
En fait, la résurrection n’est pas un symbole, c’est une réalité. C’est quelque chose de palpable dans notre vie, même si nous nous sentons encore cloués sur une croix et continuons à souffrir. Ressusciter dans notre contexte signifie : rester vivant avec Dieu et avec les hommes. Le Christ, quand il s’est relevé d’entre les morts, il n’est pas ressuscité pour lui-même, mais pour dire que Dieu est toujours vivant et que l’homme doit rester toujours vivant.
Photos: Emmanuel Ziehli (StopPauvreté)
Vous voyez donc des signes de résurrection parmi la population que vous servez ?
Oui ! Par les sourires. Au travers des églises pleines à craquer le dimanche. Quand les gens dansent et chantent ensemble… Dans l’un des deux camps dont je m’occupe, le camp « Al Karma », la « Vigne », la soixantaine de familles qui y résident se retrouvent tous les soirs à 22h dans les couloirs de l’immeuble ou dans les escaliers, sans que je le leur aie demandé, pour prier ensemble. Ils lisent un texte d’Evangile. Ils méditent, prient et chantent. Puis chacun retourne dans sa petite chambre très pauvre pour se reposer en paix. Pour moi, c’est un signe extraordinaire qu’ils n’ont pas perdu leur foi. Quand ils vivent ensemble, beaucoup d’entre eux voient le bon côté des choses et le fait qu’ils ont pu apprendre à se connaître beaucoup plus et devenir une grande famille. La vie n’est pas rose tous les jours, mais les points positifs, c’est cela la résurrection !
Est-ce que la véritable résurrection ne serait pas pour vous le fait de retrouver Qaraqosh ou Mossoul ?
Oui, j’ai entendu cela de beaucoup de gens qui disent : « Nous prions tous les jours pour que notre vœu soit exaucé de célébrer Pâques chez nous. » C’est leur désir, mais ils savent très bien que le retour n’est pas pour demain. Quelques endroits habités par les Yézidis, la ville de Sinjar par exemple, ont été libérés voilà une année par les Peshmergas (les forces armées du Kurdistan irakien), mais la ville est détruite et les maisons piégées. Il y a des bombes et des grenades un peu partout. Il n’est pas sûr que les gens puissent rentrer chez eux, s’il n’y a pas une protection internationale et une préparation préalable importante.
Le dimanche de Pâques, cela fera presque deux ans que vous avez quitté vos terres, qu’allez-vous prêcher aux gens que vous aurez en face de vous lors des célébrations ?
Durant la nuit de Pâques, nous allons aborder le thème de la lumière et du feu qui purifie. La Résurrection, c’est connaître la réalité de la transformation. Nous sommes des êtres de chair, nous avons peur, nous sommes très faibles dans notre corps, parfois nous doutons ! Mais nous pouvons connaître la réalité de la Résurrection. L’homme est appelé à partager la vie du Ressuscité, à donner sens à sa vie en n’ayant plus peur des ténèbres, du tombeau et du linceul… Nous sommes des vivants. Marie Madeleine, à ce titre-là, est un exemple extraordinaire. C’était un être mort, mais, par la rencontre de Jésus, elle est devenue une ressuscitée, et c’est pour cette raison qu’elle a été le premier témoin de la Résurrection selon l’Evangile de Jean. Elle est devenue apôtre des apôtres ! Nous, les chrétiens d’Orient, nous vivons de cette foi pour rester des hommes et des femmes ressuscités, debout.
Propos recueillis par Emmanuel Ziehli (StopPauvreté) et Serge Carrel (lafree.ch)
Photos: Emmanuel Ziehli (StopPauvreté)