«L'immense désastre que la réforme protestante fut pour l'humanité n'est que l'effet d'une épreuve intérieure qui a mal tourné chez un religieux sans humilité (...) Il n'y a là qu'une histoire classique, si j'ose dire, d'un moine déchu.»
Jacques Maritain, Trois Réformateurs, Plon, Paris.
«Luther a été, avant toute chose, un chrétien qui a vécu un grand drame spirituel et qui, à cause de son génie, à cause des circonstonces historiques où celui-ci s’est déployé, s’est trouvé avec surprise, et comme à contrecoeur, initier une gigrantesque épopée historique. »
P. Maury, Trois histoires spirituelles, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 90.
«Une épreuve intérieure». «Un grand drame spirituel». Si opposés que soient les avis cités ci-dessus, ils convergent sur un point: contrairement à ce qu'on pense en général et à ce qu'enseignent les livres d'histoire scolaire, ce n'est pas dans la décadence de l'Église médiévale ou le scandale de la vente des Indulgences qu'il faut trouver la racine de la Réforme, mais dans la crise intérieure d'un homme, Martin Luther. «Son drame n'est pas le drame d'un réformateur, mais celui d'une conscience prophétique. Il faut chercher dans des angoisses purement spirituelles et personnelles l'origine de ses découvertes et de son action » (P. Maury).
En lutte avec sa conscience et avec son Dieu, Frère Martin n'imaginait aucunement que cela le mènerait à devenir un jour le Luther de la Réforme. Il a vécu avec une grande densité intérieure l'angoisse de la perdition, puis la libération du salut par la grâce. S'il a été projeté sur l'avant de la scène, s'il est devenu cette figure unique de l'histoire de l'Église, c'est qu'il n'a pas pu supporter que reste captive cette vérité qui l'avait fait naître à la vie. Il en est devenu le témoin pour tout un peuple, le chantre de la grâce. Il a trouvé des accents si personnels pour la célébrer que les gens les plus simples l'ont senti très près d'eux, ont vibré avec lui et l'ont suivi. Sans aucun doute, les circonstances historiques de l'époque, tant sur le plan culturel que politique, ont contribué au retentissement de la Réforme. Mais je me garderais de dire : à son « succès », car le déferlement des idées luthériennes à travers l'Allemagne, l'adhésion des princes et des masses représentent un « succès » à double tranchant, dont on peut craindre qu'il ait eu pour effet de neutraliser plus que de favoriser la portée spirituelle de la Réformation.
Enfance et jeunesse de Martin Luther
Martin Luther est né en 1483 à Eisleben, petite localité de Thuringe (Allemagne orientale). Ses parents sont d'origine paysanne, mais son père entreprit l'exploitation d'une mine de cuivre, et, après des années difficiles d'endettement, la famille parvint à une relative aisance. L'éducation que Martin reçut dans son enfance, rude, marquée par la superstition, en fait un pur produit du Moyen Age. Il dira plus tard combien il lui fut difficile de se défaire de cette « doctrine pestilentielle » selon laquelle Dieu est irrité contre l'homme, et la religion le recours pour échapper à cette hostilité divine.
À dix-sept ans, Martin entre à l'Université d'Erfurt (ce qui correspond au Gymnase), où il obtient le grade de maître es arts. II peut alors commencer, à l'âge de vingt-deux ans, les études de droit auxquelles son père le destine.
Après quelques mois cependant, il quitte la Faculté pour entrer au couvent, provoquant la colère paternelle. Ayant risqué d'être foudroyé dans un terrible orage, il avait fait un vœu à la Vierge. Mais cette décision est le fruit d'une longue crise religieuse et l'écho d'une profonde angoisse face à la question de la mort et du jugement. C'est ainsi que le 18 juillet 1505, il se présente au couvent de l'Ordre des Augustins. Deux ans plus tard, il est consacré prêtre – il a alors vingt-quatre ans.
Crise intérieure
Mais Luther ne trouve pas la paix au couvent. Il y est entré pour y chercher l'assurance du salut, or ses angoisses ne font que s'intensifier. Mais attention au contre-sens : Martin Luther est un moine en conflit intérieur, mais non pas un moine contestataire ! Il ne se révolte pas contre la discipline. Ce n'est pas à elle qu'il en veut, mais à lui-même. Ses frères du couvent diront plutôt que s'il péchait, c'était par excès de zèle.
« J'ai été un moine pieux, je peux l'affirmer, et j'ai observé la règle si sévèrement que je puis dire: si jamais un moine est parvenu au ciel par la moinerie, j'y serais bien arrivé aussi. Tous mes compagnons de cloître qui m'ont connu peuvent l'attester. » – « Toute ma vie n'était que jeûnes et veilles, oraisons et sueurs... Le jeu aurait encore un peu duré, je me serais martyrisé à mort à force de veilles, de prières, de lectures et d'autres travaux. »
La preuve de son sérieux et de sa loyauté est donnée par les importantes responsabilités qui lui sont confiées ; il devient sous-prieur de son couvent (1511), docteur en théologie (1512), professeur à Erfurt puis à Wittenberg. Bref, Martin Luther est loin d'être un moine marginal ou déchu (contrairement à l’opinion de Maritain...).
Alors pourquoi ces angoisses ? Sans doute, une éducation trop sévère pour sa sensibilité exacerbée a-t-elle laissé des traces sur son psychisme – angoisse et culpabilité. Mais la crise est avant tout spirituelle et théologique. Il a un sentiment très aigu de l'absolue sainteté de Dieu devant laquelle il se sent indigne, même si, « objectivement », il est moins pécheur que beaucoup d'autres : « Quand j'étais moine, je croyais immédiatement que c'en était fait de mon salut chaque fois que j'éprouvais la convoitise de la chair, c'est-à-dire un mauvais mouvement, du désir, de la colère, de la haine, de la jalousie à l'égard d'un frère... J'étais perpétuellement au supplice en pensant: tu as commis tel ou tel péché, tu es encore en proie à la jalousie, à l'impatience, etc. » – « Au couvent, je ne songeais ni à l'argent, ni aux biens de ce monde, ni aux femmes, mais mon coeur tremblait et s'agitait en songeant comment il pourrait se rendre Dieu favorable. »
II se sait pécheur, mais c'est un malentendu d'interpréter dans un registre moralisant ce qu'il dit à ce sujet. Comme le fait l'Écriture, il situe le péché au niveau de la relation avec Dieu. C’est, à proprement parler, une « conviction de péché », œuvre du Saint-Esprit en lui. Les citations qui suivent décrivent bien la vraie nature de son sentiment de culpabilité : « Chez l'homme naturel, même la recherche de Dieu est entachée d'égoïsme, car en recherchant Dieu, l'homme n'a en vue que son propre intérêt, et cette corruption est si radicale que nous ne nous en rendons même pas compte. » Ailleurs il écrit : « Il faut d'abord vaincre la convoitise de la chair et c'est facile. Ce qui est plus difficile à vaincre, c'est l'orgueil, car il s'alimente même de la victoire sur les mauvais penchants. »
Découverte de la grâce
Son supérieur au couvent, Staupitz, qui a une grande estime pour lui, fait de son mieux pour l'apaiser, mais sans résultat durable. On ne « déculpabilise » pas avec des paroles d’encouragement un homme convaincu de péché par l'Esprit !
C'est d'une façon personnelle et probablement progressive, dans la lecture et la méditation de la Bible, que Luther va enfin comprendre en quoi l'Évangile est Bonne Nouvelle. On suppose que cela se passe entre 1513 et 1515 (il a donc plus de trente ans). Cette découverte s'est produite tout particulièrement dans un face à face avec le texte de Romains 1.17. Luther racontera, bien des années plus tard, comment il a découvert que l'expression de l'apôtre Paul « la justice de Dieu révélée dans l'Évangile » ne désigne pas, comme il l’avait longtemps cru, le pouvoir judiciaire par lequel Dieu punit le pécheur, mais la justice que Dieu donne gratuitement à celui qui croit. Dès lors, loin de distribuer les châtiments, cette justice sauve ! La perfection divine ne consiste pas à garder pour soi sa sainteté, mais de la communiquer à ceux qui ne la possèdent pas. Luther aura recours à une comparaison :
« Un bon artisan peut manifester sa valeur de trois façons : l. en critiquant et en confondant ceux qui sont encore inexpérimentés dans son art. Mais c'est une gloire bien mince qu'il acquiert là ; 2. si, par comparaison avec d'autres, il paraît plus adroit ; 3. s'il transmet son expérience à d'autres qui lui demandent ce service, et n’auraient pu acquérir cette adresse par eux-mêmes. Et c'est le meilleur moyen de montrer son talent. On n'est un maître digne de louanges que lorsque l'on sait former des artistes à son image. Cette façon de montrer sa valeur est faite de bienveillance et de fraternité humaine. Voilà comment Dieu est juste d'une façon effective et voilà pourquoi il faut le louer à cause de ce qu'il fait de nous car il nous rend pareils à lui-même. » En d’autres termes, la puissance de Dieu n’affaiblit pas l’homme mais le rend fort, la sagesse de Dieu ne ridiculise pas la folie humaine mais rend sage celui qui l’accueille, la justice de Dieu ne le condamne pas mais le restaure dans la justice. A l’inverse des puisants de ce monde, la personne divine n’écrase pas mais rayonne et transforme à son image celui qui s’expose à une vraie relation avec lui.
Il n'est pas exagéré de dire que toute la vie de Luther sera un commentaire de cette découverte – un « hymne à la grâce ». Cette conversion, qu'il reçoit comme un don, est le véritable point de départ – souterrain encore – de la Réforme protestante. Désormais, le Dieu de Luther n'est plus un Juge menaçant, mais un Père aimant. Non pas un Dieu qui exige, mais d'abord et essentiellement un Dieu qui donne et qui se donne. Et la conviction de la justification par la foi devient chez lui si radicale qu'elle exclut tout « autre Évangile ». À la manière de l’apôtre Paul dans l'épître aux Galates, Luther s'exprime ainsi : « La sainte Écriture n'enseigne point d'autre manière d'être justifié que par la foi en Jésus-Christ, offert une seule fois, et qui jamais plus ne le sera; à tel point qu'il anéantit complètement l'oeuvre du Christ, celui qui introduit une autre satisfaction, oblation ou purification pour le pardon des péchés. »
Connaître le Christ crucifié
Certes, la loi demeure et dans son absolu. Mais un autre que nous, Jésus-Christ, a satisfait à notre place à l'exigence de la loi et a endossé, sur la Croix, notre incapacité à le faire. Rien ne résume mieux l'expérience profonde de Luther face à Jésus-Christ que cette phrase trouvée dans une lettre datée d'avril 1516, qui est à mes yeux le plus beau texte de Luther : « Apprends à connaître le Christ, et le Christ crucifié ; apprends à chanter sa louange, à désespérer de toi-même et à dire : Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice, mais moi, je suis ton péché ; tu as assumé ce qui est à moi, et tu m'as donné ce que je n'avais pas. »
Et lorsque plus tard, Luther se dressera publiquement contre l'Église catholique, ce n'est pas parce qu'il est un « moine rebelle », ni parce qu'il est outré (comme bien d'autres) par la décadence morale de l'Église de l'époque. Mais parce qu'il voit un peuple « sans Dieu et sans espérance dans le monde », à qui l'Église prêche un faux-dieu qui marchande ses compassions et juge l’homme d’après ses actes méritoires. Déjà dans un sermon de 1512 apparaissait clairement ce mobile profond de l'urgence de la réforme théologique et spirituelle de l'Église : « Quels crimes, quels scandales, ces fornications, ces ivrogneries, cette passion effrénée du jeu, tous ces vices du clergé!... De grands scandales je le confesse ; il faut les dénoncer, il faut y porter remède ! (...) Les vices dont vous parlez sont visibles à tous; ils sont grossièrement matériels; ils tombent sous le sens de chacun ; ils émeuvent donc les esprits... Hélas ! il y a un mal, une peste incomparablement plus malfaisante et plus cruelle : le silence organisé sur la Parole de vérité qui est défigurée ; ce mal n'est pas grossièrement matériel, on ne l'aperçoit même pas ; on ne s'en émeut point, on n'en sent point l'effroi. » II écrit aussi : « J'ai été mordant pour mes adversaires; non à cause de leurs mauvaises mœurs, mais à cause de leurs pernicieux enseignements. »
Il faut dissiper un malentendu : la justification par la foi, pièce maîtresse du message de Luther, n'est pas une solution de facilité superficielle, l'issue médiocre, la solution à l'eau de rose qui apaise les consciences à bon marché après le vain combat d'un moine velléitaire pour surmonter son péché.
La justification par la foi, fondement d'une vie nouvelle
La justification est entièrement gratuite, mais elle est une puissance de transformation. Luther s'est attaché inlassablement à expliquer cette vérité face à des contradicteurs qui argumentaient comme ceux que saint Paul cite dans l'épître aux Romains (6.1) : « Péchons afin que la grâce abonde ». Il leur dit : « Ceux qui aiment Dieu font le bien sans calcul et joyeusement, uniquement pour lui faire plaisir et non pour obtenir en récompense quoi que ce soit, un bienfait spirituel ou un bien matériel. Mais ce n'est pas le cœur naturel qui inspire ces dispositions. Dieu seul peut les créer en nous par sa grâce. » « Les enfants de Dieu servent Dieu avec joie, de tout leur coeur, sans aucun calcul intéressé... Ils veulent simplement faire la volonté de leur Père. » Et encore : « Voici en quoi consiste la vie chrétienne : vouloir en toutes choses ce que Dieu veut, vouloir sa gloire, et ne rien désirer pour soi-même, ni ici-bas, ni dans l'au-delà. »
Le texte qui suit illustre cette vérité d'une façon imagée typiquement luthérienne : « Des époux unis par l'amour ont-ils besoin d'être renseignés par le Code comment ils doivent se comporter, ce qu'ils doivent se dire ou ne pas se dire, ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire ? Le cœur le leur dicte... Ainsi un chrétien que le cœur unit à Dieu sait tout ce qu'il a à faire et il a l'élan nécessaire pour le faire. Il agit toujours joyeusement et librement. Il ne songe pas à accumuler des mérites, mais c'est une joie pour lui de faire plaisir à Dieu, de Le servir sans l'arrière-pensée d'une récompense à obtenir. Il lui suffit que ce qu'il fait plaise à Dieu. »
Si l’autre géant de la Réforme, Jean Calvin, tend à situer la sanctification dans le cadre de l'obéissance au Dieu souverain, Luther la situe plutôt dans l'ordre de la joyeuse liberté et de la reconnaissance spontanée. Il s'ensuit que la dérive calviniste sera le légalisme puritain, alors que celle du luthéranisme sera l'antinomisme (le rejet de toute loi et finalement de tout enseignement concernant l'éthique et la sanctification). Mais Luther lui-même n'était pas antinomiste ! Au contraire, il s'est efforcé de montrer qu'il n'y a pas de justification sans vie transformée, sanctifiée.
Le chrétien et son médecin
Ainsi, en Christ, dit-il, nous sommes totalement déclarés justes, et en même temps, engagés dans un processus par lequel nous sommes rendus justes, car Dieu (et non pas nous !) est en train d'extirper de notre vie ce péché qui, en Christ, n'existe déjà plus, et un jour, dans son ciel, sera détruit entièrement. C'est pourquoi l'homme est « en même temps pécheur et juste. » « Dieu ne nous a pas encore rendus justes, au sens de parfaits, mais il a commencé son œuvre dans l'intention de l'accomplir. » Luther, une fois de plus, a recours à une image très parlante qu'il reprend à plusieurs reprises dans ses écrits : « Nous sommes dans le cas d'un malade plein de confiance en son médecin qui lui a formellement promis la guérison. En attendant le retour de la santé, ce malade se conforme aux prescriptions de son médecin, renonce à ce qui lui est interdit afin de ne pas compromettre sa convalescence et de ne pas aggraver son mal, mais de permettre au médecin de réaliser sa promesse. Ce malade est-il guéri ? Non, il est malade et sauvé en même temps. Il est encore malade de fait, mais grâce à la promesse formelle de son médecin dans laquelle il a confiance, il peut être considéré comme sauvé. Son médecin le considère déjà comme tel, car il est certain de le guérir, parce qu'il a déjà commencé à le remettre sur pied et n'a pas considéré l'accident comme mortel.
» De même le Christ, notre bon Samaritain, a reçu dans son hospice un homme à demi-mort, son malade, dans l'intention de le guérir. Et il a commencé à le guérir, en lui promettant la santé parfaite dans la vie éternelle. Il ne lui impute pas le péché comme devant amener la mort. Mais en lui faisant espérer la santé, il lui interdit en même temps de faire ce par quoi sa guérison pourrait être entravée. Il lui interdit aussi de négliger ce qui peut la favoriser, afin d'éviter une rechute. Cet homme est-il parfaitement juste ? Certes non, mais il est en même temps pécheur et juste. Il est pécheur de fait, mais il est juste aux yeux de Dieu, grâce à la promesse que Dieu lui a faite de le délivrer de l'esclavage du péché en attendant qu'il l'en guérisse entièrement. De ce fait il a l'espoir absolu de guérison, tout en étant encore pécheur. Il a un commencement de justice qui le pousse à se l'approprier toujours davantage, bien qu'il se sache toujours injuste. Mais si, par coupable faiblesse, ce malade aime son mal et refuse de se soigner, ne devra-t-il pas en mourir ? Un sort analogue est réservé à ceux qui obéissent à leurs mauvais penchants. Et le malade qui ne croit pas à sa maladie, mais se croit bien portant et ne veut pas écouter son médecin, est l'image de ceux qui veulent être justifiés et prouver leur santé morale par leurs œuvres. »
Dès lors, ce qui est demandé de l'homme, c'est la foi, encore et toujours, qui est une attitude confiante en Dieu qui justifie et sanctifie.
Luther dans l'arène : affichage des thèses
« Il est possible que j'aie parlé trop haut, que j’aie conseillé des choses qu'on trouvera irréalisables, que j'aie attaqué tant d'injustices avec trop de violence. Mais qu'y puis-je ? Mon devoir était de parler, et j'aime mieux exciter la colère du monde que celle de Dieu. » « C'est l'enchaînement des circonstances, ce n'est pas ma libre volonté qui m'a jeté dans cette tempête, Dieu m'en est témoin. »
Les circonstances qu'évoque Luther dans les propos ci-dessus sont le trafic des indulgences. Ce système a fait de l'Église une banque spirituelle. Elle dispose des mérites surérogatoires (c'est-à-dire accomplis en plus de ce qu'on est tenu de faire, supplémentaires) des saints et les vend à qui en manque pour gagner le paradis. Le pape Léon X a besoin d'argent pour la construction de la basilique Saint-Pierre à Rome. Par ce commerce – ce trafic – il accorde le pardon aux « fidèles » contre le paiement d'une somme proportionnelle à leur fortune... Cette « collecte pontificale » organisée en Allemagne dès 1515 par le dominicain Tetzel y suscite réticences et polémiques, plus d'ailleurs par nationalisme allemand – on ressent les Indulgences comme une sorte d'impôt italien – que par conviction théologique. C'est dans ce climat de scandale que Luther intervient. Il affiche 95 thèses à la porte de l'église du château de Wittenberg, le 31 octobre 1517. C'est la veille de la Toussaint, fête propice à la vente des indulgences puisque Tetzel disait : l'âme (celle de vos chers défunts pour lesquels vous payez) s'envole du purgatoire au moment même où le denier offert résonne dans le tronc ! Et il faisait battre du tambour pour attirer la foule...
Cet affichage des thèses par le Docteur Luther fait l'effet d'un coup de tonnerre dans la population, et peut être considéré comme le « coup d'envoi » public de la Réforme. Pour tous ceux que ce trafic exploitant la crédulité populaire indignent, elles apparaissent comme un manifeste libérateur. Luther est surpris par l’ampleur de l’écho rencontré, mais non pas affolé, même si le bruit soulevé par cette affaire peut lui valoir de graves ennuis.
« Par un miracle dont je suis le premier étonné, le fait est que toutes ces thèses (...) se sont répandues presque dans le monde entier. Je les avais publiées seulement à l'usage de notre Université et rédigées de telle sorte qu'il me paraît incroyable qu'elles puissent être comprises par tous. » « Quand Dieu mène la tâche, personne ne peut s'y opposer. S'il cesse de la mener, personne ne peut la faire avancer. »
Evidemment, le sordide marchandage du salut des âmes heurte profondément celui qui a découvert, quelques années plus tôt, la gratuité du salut. Mais les thèses de Luther manifestent encore plus sa crainte de voir les indulgences donner aux gens une sécurité illusoire, sans repentance, ni volonté d'obéissance. Quelques années auparavant déjà, il avait écrit : « Prenez garde que les indulgences n'engendrent jamais en nous une fausse sécurité, une inertie coupable, la ruine de la grâce intérieure. (...) Celui qui éprouve une véritable repentance ne cherche ni indulgence ni rémission de ses peines; au contraire, il veut les prendre sur lui, il cherche la croix. » Payantes, les indulgences sont un bien trop bon marché et donc stériles, à l’inverse de la gratuité suscitant une reconnaissance puissamment dynamique.
Ainsi la 49e thèse affirme : « II faut enseigner aux chrétiens que les indulgences sont des plus funestes, si par elles, ils perdent la crainte de Dieu. » Et les dernières thèses sont sans équivoque » : « Qu'ils disparaissent donc, tous ces prophètes qui disent au peuple de Christ: paix, paix et il n'y a point de paix (92). Bienvenus au contraire, les prophètes qui disent au peuple de Christ : croix, croix, et ce n'est pas une croix (93). II faut exhorter les chrétiens à s'appliquer à suivre Christ, leur chef, à travers les peines, la mort, l'enfer (94). Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations, plutôt que de se reposer sur la sécurité d'une fausse paix (95). »
Aux antipodes de la grâce à bon marché
Il n'y a pas à hésiter : la doctrine luthérienne du salut gratuit n’a rien à voir avec une religion facile et superficielle – une grâce à bon marché comme le dira bien des siècles plus tard cet éminent luthérien que fut Dietrich Bonhoeffer mort en 1945 martyr du régime hitlérien.
Informé de l’impact des thèses de Luther, le pape Léon X s'inquiète. Il exige de Staupitz, le supérieur du Docteur Martin, qu'il fasse taire ce moine dangereux. Mais Luther refuse de se rétracter, persuadé d’être fidèle à l'enseignement de l'Église en affirmant que « les hommes doivent mettre leur confiance uniquement en Jésus-Christ, et non dans leurs prières, leurs mérites ou leurs bonnes œuvres. » Il n'a nul sentiment de verser dans l'hérésie. Il dit à propos de ses thèses : « En tout cela, nous ne voulons rien dire et nous croyons n'avoir rien dit qui ne soit conforme à l'enseignement de l'Église catholique et à celui des docteurs de l'Église. » Le pape confie alors l'affaire à l'un de ses meilleurs théologiens, un thomiste, le cardinal Cajetan. Ce dernier fait preuve de discernement en voyant que, bien au-delà de l'affaire Tetzel, c'est la théologie des mérites qui est en jeu, donc le pouvoir de l'Église sur les âmes. La justification par la foi sans les rites méritoires, le retour aux sources et la primauté de l'Écriture, d'autres que Luther l'avaient affirmé avant lui, sans difficultés particulières. Mais Luther en tire les conséquences effectives : son message prive l'Église (en tant qu'institution cléricale) de son rôle de médiatrice, car il assure au croyant un accès libre et direct à Dieu et à sa Parole. Dès lors, l'Église perd ses prérogatives, son pouvoir ! Et cela, elle ne peut l'admettre – d'où un combat contre Luther qui n'a jamais été mené contre Érasme par exemple, ou d'autres humanistes du XVIe siècle qui ont dénoncé les abus de la hiérarchie sans jamais oser remettre son pouvoir en question.
Premières comparutions
En mars 1518, Martin Luther comparaît devant les responsables de son ordre religieux des Augustins, à Heidelberg. La discussion porte sur ce qui lui tient le plus à cœur : le salut par grâce et la transformation qu'il opère dans la vie du croyant. Voici deux thèses de Luther présentées à cette occasion : «La loi dit: fais ceci, et jamais on ne le fait. La grâce dit : crois en celui-ci, et par cela seul toutes les œuvres abondent.» (26) «L'amour de Dieu ne trouve rien d’aimable en nous, mais il le crée... Quand Dieu fait sentir aux hommes son amour, il aime des pécheurs, dans l'intention de les rendre justes, sages, forts; il se répand en eux et leur donne son bien. Les pécheurs prennent de la valeur, parce qu'ils sont aimés ; ils ne sont pas aimés parce qu'ils ont acquis de la valeur par eux-mêmes » (28).
Plusieurs jeunes théologiens se convertissent en entendant Luther, dont Martin Bucer, futur réformateur de Strasbourg. Mais la réponse officielle est un réquisitoire sans nuance : Luther, inculpé de « lèse-papauté » et d'hérésie, est convoqué à une confrontation avec Cajetan, qui a lieu en octobre 1518 à Augsbourg où la Diète est réunie. Luther s'y rend sans illusion : « Que vive Christ et que Martin périsse ! » Il résume ses thèses en ces termes :
- Le prêtre n'est pas un intermédiaire obligatoire entre Dieu et les hommes ;
- L'Église est présente, non dans une institution, mais dans la personne de Christ crue, confessée ;
- Les sacrements sont efficaces non à cause du pouvoir de celui qui les administre, mais à cause de la foi du fidèle ;
- L'Écriture seule, et non l'Église, est infaillible. Un concile, ou même un simple fidèle doit pouvoir convaincre un pape d'erreur, s'il est en mesure de le faire en s'appuyant sur les Écritures.
Cajetan ne veut rien entendre et exige du moine de Wittemberg qu’il se prononce sur le principe de la soumission au pape, toujours et en tout. C'est alors que pour la première fois (il le fera souvent par la suite), Luther cite Galates 2.14 : Paul y déclare avoir repris Pierre en face. La discussion est dans l'impasse.
Ainsi, de 1513 à 1518, Luther a été conduit progressivement du problème de son salut personnel à celui des indulgences pour aboutir à une mise en question du système ecclésial romain et de sa prétention à être dispensateur du salut et seul interprète habilité de l'Écriture.
Le tournant (1520)
L'année 1520 peut être considérée comme celle d'un tournant décisif. C'est la date réelle de la rupture avec Rome – celle de la naissance du protestantisme. Luther a trente-sept ans. Il est dans la force de l'âge. Il a été confronté de façon directe et publique à ses adversaires et a dû rendre compte de sa position. Ces comparutions lui ont permis de tracer plus clairement, pour lui d'abord, mais aussi pour ses disciples et ses adversaires, les lignes de forces de sa pensée. Déjà, il reçoit de l'Europe entière des messages d'encouragement, d'adhésion à la cause qu'il défend. Le conflit entre Luther et l'Église passionne les foules. Ses écrits rencontrent un succès de librairie sans précédent dans l’histoire de l’imprimerie.
Les trois premiers grands écrits réformateurs
Malgré le tourbillon qui l'emporte, Luther prend du temps pour la prière, la réflexion, la mise par écrit du message qu'il veut transmettre :
1. Manifeste à la noblesse chrétienne de la nation allemande (août 1520). C'est un texte énergique, virulent. Il y dénonce la distinction entre l'état ecclésiastique et l'état laïque : « Tous les chrétiens ne sont-ils pas de l'ordre spirituel ? N'y a-t-il pas entre eux d'autre différence que celle qui naît de la charge, du devoir ? (...) Tous, nous sommes prêtres, sacrificateurs et rois ; tous nous avons les mêmes droits, mais non la même puissance. » Premières bases de la doctrine du « sacerdoce universel des croyants » que professeront tous les Réformateurs sans pour autant véritablement l’appliquer. À la prétention du pape et du clergé à être les seuls interprètes autorisés de l'Écriture, il oppose l'intelligibilité de l'Écriture au lecteur qui a la foi.
2. En octobre 1520 paraît Prélude sur la captivité babylonienne de l'Église. C'est un écrit plus théologique, dans lequel il affirme son refus de voir le peuple croyant être l'otage d'un clergé prétendant, avec les sacrements, détenir la grâce et la distribuer au moyen de rites dont il a le monopole. Il ramène de sept à deux le nombre des sacrements (baptême et cène), conteste le sacrifice de la messe et la transsubstantiation.
3. En octobre toujours, alors qu'il est informé de la Bulle d'excommunication que le pape a émise contre lui, il écrit le Traité de la liberté chrétienne. Publié en latin et en allemand, c'est un écrit d'édification non polémique, serein et profond, malgré la tempête qui fait rage. Le texte exprime admirablement la spiritualité de Luther. Il le résume lui-même dans son introduction : « Le chrétien est l'homme le plus libre ; maître de toutes choses, il n'est asservi à personne. Le chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous. » Le thème est celui de la loi et de la grâce. Prêcher la loi en vue de la pénitence et en rester là, c'est blesser sans panser la blessure. Il faut annoncer la grâce libératrice, reçue par la foi, la foi qu'il définit comme attitude réceptive à la grâce. Cette foi unit au Christ dans cet échange joyeux où Christ prend sur lui notre mort et nous donne une vie nouvelle, victorieuse et portant du fruit. Luther en envoie un exemplaire au pape accompagné d'une lettre respectueuse et ferme, où figure notamment cette phrase magnifique : « Je ne puis permettre qu'on impose une interprétation de l'Écriture. Car il faut que la Bible, cette source de toutes les libertés, soit libre elle-même. »
La rupture avec l'Église romaine
Le 15 juin 1520, le pape promulgue la Bulle : « Exurge domine » (Dresse-toi Seigneur, défend ta cause), qui menace Luther d'excommunication s'il ne rétracte pas, dans les 60 jours, 41 hérésies qui lui sont attribuées. Douleur, désillusion et colère chez Luther (il se méfiait des prélats de la Curie, mais, envers et contre tout, pensait jusqu'alors que, mieux informé, le pape lui donnerait raison). Il s’exprime dans une lettre douloureuse, amère mais déterminée, rédigée un mois plus tard : « Pour moi, le sort en est jeté. Je méprise les fureurs et les faveurs de Rome. Je ne veux plus de réconciliation avec eux pour l'éternité. C'en est fait de l'humilité toujours montrée jusqu'ici, et toujours trompée.(...) Ce qu'il nous faut, ce n'est ni de la diplomatie, ni des armes, mais de rester forts par la foi, car alors Christ sera pour nous. Nous sommes perdus si nous nous confions dans nos propres forces. Il faut que nous souffrions pour la Parole. »
Le délai imparti par la Bulle étant écoulé, Luther ne s'étant pas rétracté, son excommunication entre dans les faits. Sa tête est mise à prix dans tout l'Empire et ses écrits doivent être impérativement brûlés. Constatant le refus définitif du dialogue, Luther romp ses vœux monastiques en décembre 1520, et à son tour, brûle publiquement des livres contenant le Droit Canon et la Bulle d'excommunication. La réponse de Rome, le 3 janvier 1521, est une nouvelle Bulle prononçant l'anathème contre Luther et ses partisans.
À ce moment-là, la rupture est consommée. Mais la faire coïncider avec le geste de Martin jetant la Bulle au feu, c'est en attribuer à lui seul la responsabilité. Or, la Bulle Exurge Domine l'avait signifiée d'abord, confirmée en janvier 1521 par le refus définitif de la part de Rome d'entendre cet appel à la réforme.
Lucien Febvre, historien non protestant, écrit : « En classant Luther sans répit et presque sans débat parmi ces hérétiques criminels dont il faut étouffer les idées dans l'œuf, Rome le chassait peu à peu hors de cette unité, de cette catholicité au sein de laquelle pourtant, de toute son évidente sincérité, il proclamait vouloir vivre et mourir. Elle acceptait le schisme, elle courait au devant de lui. Elle fermait, sur la route de Martin Luther, la porte pacifique, la porte discrète d'une réforme intérieure. » (Un Destin: Martin Luther, p. 97 de la 4e éd., P.U.F., Paris, 1968).
Un homme appelé par Dieu
Le fardeau que porte désormais Luther est énorme. Ce n'est pas à la légère qu'il a refusé de céder. À certains égards, il donne l'impression d'un homme qui se dresse tout seul contre toute l'Église. Et en effet, il assume l'entière responsabilité des décisions capitales qui mettent en jeu sa vie, mais bien plus encore : l'unité du Corps de Christ en Europe. Par ailleurs, il sait bien qu'il est le porte-parole d'un vaste courant. Il a des amis très proches, comme Philippe Mélanchthon, et d'autres plus lointains, qui lui font savoir par écrit leur espoir dans son combat. C'est à la fois un stimulant et un poids très lourd sur ses épaules. Il est conscient de l'espérance que ses prises de position ont suscitée, mais aussi de l'immense danger d'un ébranlement universel qu'elles représentent. Mais il est profondément convaincu d’être un instrument de la volonté divine pour purifier l’Eglise. D'autres avant Martin Luther, ou en même temps que lui, affirmaient le salut par la grâce. Mais dans des universités ou des écrits à diffusion confidentielle, sans le souci primordial des hommes et des femmes de leur temps, condamnés à conjurer leurs craintes par des superstitions les rendant esclaves. Certes, Erasme, lui aussi, a écrit des textes virulents, sur le pape Jules II entre autres. Mais il ne s’en est jamais pris au pouvoir abusif que l’Eglise exerçait sur les âmes. Luther a osé, avec la force que lui donnait la conviction d'être appelé par Dieu. Il s'est dressé sur la place publique. Il a parlé comme un tribun peut-être, comme un prophète surtout. Et le combat a été acharné, et les dangers n'ont pas manqué.
Qu'on pense à ce moment extraordinaire qu'a été sa comparution à Worms face à l'Empereur Charles-Quint et à tous les personnages les plus puissants de son temps. C'est en avril 1521, Luther a 38 ans. Il vient de rompre avec l'Eglise du pape qui l'a excommunié, et sa tête est mise à prix. Pour l’empereur lui-même, le moment est crucial : si Luther refusait de se rétracter ce serait le glas des espoirs de réunifier l'Europe religieuse.
L’Allemagne qui vibre à son message, est un baril de poudre : quand son escorte traverse une ville, on sonne de la trompette, les gens se ruent sur son passage, on organise une réception, on veut l'entendre prêcher... À Worms, il y a des gens jusque sur les toits des maisons pour le voir passer, alors qu'il se rend devant ce tribunal suprême ! Au reçu de sa convocation, il avait écrit : « Si on m’appelle, j'irai. S'ils s'emparent de ma personne, il faut remettre la chose à Dieu. Il ne faut pas se préoccuper du danger, mais éviter d'exposer l'Évangile à la risée du monde, ce qui serait le cas si mes adversaires pouvaient dire que nous n'avons pas eu le courage de le professer et n'avons pas osé verser notre sang pour lui. Nous ne pouvons savoir s'il est plus profitable pour l'Évangile que nous vivions ou que nous mourions pour lui. Attends tout de moi, excepté de me faire fuir ou révoquer. Je ne fuirai pas, je révoquerai encore moins, car je ne pourrais faire ni l'un ni l'autre sans mettre le salut de beaucoup d'âmes en danger. » Juste avant son départ pour Worms, le jour de Pâques, Luther avait prêché à Wittenberg sur la joie et la victoire du Christ. Il était conscient du risque qu'il courait : « L'édit de l'Empereur vise à m effrayer, dit-il, mais le Christ est vivant, et j'irai à Worms malgré toutes les portes de l'enfer. J'irai à Worms même s'il y avait autant de diables que de tuiles sur les toits! On a pu brûler Huss, mais pas la vérité. » (le Tchèque Jean Huss, précurseur de la Réforme un siècle avant Luther, s’était rendu à Constance en 1415 pour comparaître devant le Concile, muni d’un sauf-conduit de l’Empereur. Il a pourtant était condamné à mort et brûlé vif à Constance…)
Évoquant ce moment, Luther dira plus tard : « J'étais intrépide, je ne craignais rien. Dieu seul peut nous exalter à ce point. Je ne sais si je retrouverais aujourd'hui cette audace joyeuse. »
Ouverture hésitante
Et pourtant lors de sa première comparution, Martin semble flancher. Il s'exprime avec hésitation, on ne le comprend pas car, intimidé, il parle trop doucement. Il demande un délai de réflexion de 24 heures. « C'est, dit-il, une affaire de foi dans laquelle se joue mon salut et qui concerne la Parole de Dieu. » En fait, son conseiller Spalatin, aumônier de son prince Frédéric de Saxe, lui avait recommandé cette tactique pour gagner du temps, dans l’espoir de négocier un arrangement en coulisses avec l'Empereur. Mais au cours de la nuit suivante, Luther passera par de terribles angoisses. Quelques semaines plus tard, rédigea la prière qu'il avait fait monter à Dieu dans ces moments intenses. Elle est poignante et donne une dimension humaine et spirituelle à un combat qu'on a peut-être trop envisagé sous un angle surtout « médiatique », héroïque et sensationnel :
« O Seigneur Dieu tout-puissant ! Quelle chose c'est donc que le monde ! Comme il force les lèvres des hommes ! Comme leur confiance en Dieu est petite ! Que la chair est faible ! Que le diable est puissant ! Combien il travaille par ses apôtres et les sages de ce monde ! Le monde marche dans le large chemin où s'en vont les impies, et il n'a d'yeux que pour ce qui est grand, puissant, magnifique. Si je regarde de ce côté, c'en est fait de moi (...) Ah ! Dieu... ah Dieu !... ô mon Dieu ! mon Dieu ! Tiens-toi près de moi contre la raison et la sagesse du monde. Fais-le, fais-le Toi seul ! Tu dois le faire ! Car ce n'est pas ma cause, c'est la tienne. Qu'est-ce que ma personne ici ? Qu'ai-je à faire, moi, avec ces grands seigneurs du monde ? Que n'ai-je aussi des jours tranquilles, sans trouble ? C'est ta cause, Seigneur, ta cause juste, éternelle. Soutiens-moi, ô Dieu fidèle ! Je ne m'appuie sur aucun homme. Tout cela n'est que vanité. O Dieu ! ô Dieu ! N'entends-tu pas ? Mon Dieu, es-tu mort ? Non, tu ne peux pas mourir; tu te caches seulement. Ne m'as-tu pas choisi ? N'est-il pas vrai que jamais de ma vie je n'aurais pensé à m'élever contre de si puissants seigneurs ?
Ah ! Dieu, viens à mon aide au nom de ton cher Fils Jésus-Christ, ma force, mon bouclier; fortifie-moi par ton Saint-Esprit ! Seigneur, où te tiens-tu ? Mon Dieu, où es-tu ? Viens ! viens ! Je suis prêt à y laisser ma vie comme un agneau. Car cette cause est juste ; c'est la tienne et je ne veux pas me séparer de toi pour l'éternité. Que cela soit décidé en ton nom ; le monde ne pourra pourtant pas forcer ma conscience, quand même il serait plein de diables. Et si mon corps, ta création, l'ouvrage de tes mains, doit tomber en ruines, mon âme est à toi ; elle t'appartient, elle demeurera éternellement à toi. Amen. O Dieu, soutiens-moi, Amen ! »
Repensant quelques mois plus tard à ces événements, Martin écrit à son conseiller Spalatin : « Je suis troublé dans ma conscience, parce qu'à Worms, cédant à ton conseil et à celui de nos amis, j'ai laissé faiblir l'Esprit en moi, au lieu de dresser en face de ces idoles un nouvel Élie. Ils en entendraient d'autres, s'ils m'avaient à nouveau devant eux! Mais assez sur ce sujet ! »
Inébranlable face aux Grands de l’Empire
Le lendemain, exaucé, Luther se tient fermement face à ses juges et répond sans détour : « Parce qu'on me demande une réponse simple, j'en donnerai une qui n'aura ni cornes ni dents. Si l'on ne me convainc pas par le témoignage de l'Écriture ou par des raisons décisives, je ne puis me rétracter. Car je ne crois ni à l'infaillibilité du pape ni à celle des conciles, parce qu'il est manifeste qu'ils se sont souvent trompés et contredits. J'ai été vaincu par les arguments bibliques que j'ai cités, et ma conscience est liée à la Parole de Dieu. Je ne puis et ne veux rien révoquer, car il est dangereux et il n'est pas droit d'agir contre sa propre conscience. Que Dieu me soit en aide. Amen.» Après quelques échanges encore, il déclara, comme s'il prenait sur lui de conclure la discussion: « Je ne puis autrement. Me voici devant vous. » Il faut préciser que, contrairement à ce qu'on a pu dire, ce qui est en jeu dans la pensée de Luther, n'est pas l'exaltation du libre examen et de la conscience individuelle comme instance suprême, car il précise clairement : « J'ai été vaincu par des arguments bibliques et ma conscience est liée à la Parole de Dieu. »
Le président du tribunal avait tenté de le fléchir : « Ne t'arroge pas le privilège d'être seul à bien comprendre les Écritures, et à en avoir mieux trouvé le sens que tous les docteurs qui ont consacré leurs jours et leurs veilles à le découvrir... » À cet argument, Luther n'était pas insensible. Cette question l'a souvent tracassé suscitant un rude combat intérieur, plus peut-être que celui qu'il menait face à ses adversaires. Il s'en ouvre dans quelques textes significatifs :
« Crois-tu, se dit-il, que tous les docteurs précédents n'ont rien su ? Faut-il qu'à tes yeux tous nos pères soient des sots ? Es-tu, toi seul, l'enfant chéri que le Saint-Esprit a réservé pour ces derniers temps ? Dieu aurait-il laissé errer son peuple pendant tant d'années ? »
Ou encore : « Combien de fois mon cœur s'est-il éperdument débattu et m'a-t-il puni en m'opposant leur seul et leur plus violent argument : ‘Tu es donc le seul sage ? Tous les autres se tromperaient donc et se seraient trompés pendant des siècles ? (...) Et si tu te trompais toi-même et si tu induisais en erreur tant de gens qui seraient tous éternellement damnés ?’ Cela a duré jusqu'à ce que le Christ m'ait affermi et confirmé par sa seule Parole certaine ; alors mon cœur ne s'est plus débattu, mais il s'est dressé contre les arguments des papistes comme une côte rocheuse se dresse contre les vagues, et il s'est moqué de leurs menaces et de leurs tempêtes. »
À Worms en tout cas, selon un témoin de la scène, Luther resta ferme comme un roc lors de cette seconde comparution. L'Empereur lève la séance, et dans le tumulte, le président du tribunal élève encore la voix : « Abandonne ta conscience, Frère Martin; la seule chose qui soit sans danger est de se soumettre à l'autorité établie. » Luther quitte les lieux en disant : « J'ai traversé la fournaise ! » (« Ich bin hindurch, ich bin hindurch ! »). Il lève les bras au ciel « comme le font, dit son adversaire le plus acharné, le procureur Aléandre, les soldats qui ont remporté une victoire... »
L’essentiel est dit…
Luther va vivre encore vingt-cinq ans. Mais, à bien des égards, les éléments essentiels de sa pensée et de son ministère ont été posés. Après Worms, le Réformateur fera une retraite forcée de près d’un an au château de la Wartbourg, consacrée en grande partie à l’œuvre majeure de sa vie : la traduction de la Bible dans la langue du peuple. A peine sorti de presse, le Nouveau Testament va se répandre à une vitesse incroyable – ce fut le premier grand succès de librairie de l’histoire de l’imprimerie. Et c’est forcé par les excès de disciples trop zélés qu’il va sortir de son silence et reprendre le combat. Mais il restera toujours peu enclin à systématiser sa pensée et à structurer une Eglise « luthérienne » (un terme qu’il récuse avec vigueur). Il participe à des débats, forme des pasteurs, se soucie de la scolarisation des enfants, écrit beaucoup (ses œuvres complètes seront publiées de son vivant sans son approbation – 67 gros volumes : traités, commentaires bibliques, cours, sermons, lettres…)
Il n’y a pas de saint Martin Luther !
A lire les lignes ci-dessus, on pourrait avoir l’impression que Luther est un héros sans faille. Pourtant il faut se garder d’en faire un « saint» protestant, et la Réforme n'en a pas besoin pour être légitimée ! Il faut être conscient qu'au cours des vingt dernières années de sa vie, Luther a été soumis à des pressions extraordinaires. Son message joyeux et libérateur a soulevé l'enthousiasme des foules, et provoqué d'innombrables conversions. Mais il a aussi donné prétexte à toutes sortes de révoltes et de soulèvements anarchiques, comme la Guerre des Paysans (1524-1525). Certes, le message de Luther est comme un séisme qui a ébranlé jusque dans ses fondements l'Allemagne et toute l’Europe christianisée. Cette puissante voix a brisé un carcan qui devait l'être de toute urgence. Mais ceux qui en ont profité étaient parfois loin de l'esprit évangélique qui avait suscité ce message. Luther a dû appeler les princes pour mater ces désordres – des princes qu'il savait aussi injustes et pécheurs que les rebelles. Par leur tyrannie, ils étaient responsables de ces troubles.
Tout cela n'a pas aidé le réformateur à prendre du recul, à nuancer ses avis et à travailler paisiblement. Dès les débuts du mouvement réformateur (1520), il s'était d'ailleurs écrié : « Mon Dieu m'emporte, il me chasse en avant... Ce n'est pas moi qui suis maître de moi. J'aspire au repos – et me voilà au centre de la mêlée ! »
Luther a malmené de façon choquante les autres Réformateurs, notamment Zwingli et les Suisses. Sans doute a-t-il eu des disciples trop admiratifs et une popularité peu propice à l’humilité. Son tempérament de lutteur tendit à devenir indomptable. Dès le milieu des années 1530, pour des raisons de santé, mais aussi de tempérament, il reste à l’écart de toutes les tentatives de négociation, tant avec les théologiens catholiques modérés qu’avec les autres branches de la Réforme. Il eut des propos catastrophiques à l’égard des Juifs – ces derniers l’ayant déçu car il imaginait qu’ils se convertiraient en voyant une Eglise purifiée de son idolâtrie. Il souscrivit à la guerre contre les Turcs – après réticences il est vrai : il répétera qu’il aurait bien mieux valu connaître l’islam (il plaida pour une traduction du Coran) et évangéliser les musulmans, et il vit dans les envahisseurs ottomans un jugement contre l’infidélité de la chrétienté.
Un phare dans l’histoire de l’Eglise
Malgré ses défauts, Luther « a reçu du ciel des trésors extraordinaires. Il a une force d'âme merveilleuse... c'est un grand serviteur de Christ », relève Calvin. Et nous voulons nous attacher surtout à recevoir de lui ce cadeau d'un message lumineux et libérateur. Martin Luther l'a découvert dans sa lecture avide et passionnée de la Bible. Un texte, tiré des « Articles de Smalkalde », résume ce message de façon pensée et précise. Il a été écrit par un homme déjà bien avancé dans la mêlée, presque cinquantenaire (1531), soucieux de définir ce qui est le cœur du message évangélique et ne peut faire l'objet d'aucun compromis. « Voici l'article suprême : Jésus-Christ, notre Dieu et notre Seigneur, est mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification. Lui seul, il est l'Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde, et Dieu a mis sur lui les péchés de nous tous. Il est dit encore : Tous les hommes sont pécheurs et sont justifiés sans nul mérite, par sa grâce, au moyen de la rédemption opérée par Jésus-Christ, en son sang. Puisque cela doit être cru et ne peut être obtenu ni saisi au moyen d'une œuvre, d'une loi ou d'un mérite quelconque, il est clair et certain que seule une telle foi nous justifie comme saint Paul le dit dans Romains 3 (v. 28, puis 26). Sur cet article, aucune concession n'est admissible. On ne peut s'en écarter, le ciel et la terre dussent-ils crouler avec tout ce qui est périssable. »
Peut-être une telle doctrine ne semblera guère originale à beaucoup de nos lecteurs. Bien sûr ! Mais c'est précisément parce que Luther l'a remise à jour, oubliée qu'elle était depuis des siècles, noyée dans des traditions et des dogmes surajoutés. Du début à la fin de son ministère, Martin Luther, inlassablement et vigoureusement, a lutté, sans considérer le prix à payer, pour que cette vérité libératrice – le salut par la grâce, acquis par la mort de Jésus-Christ pour nos péchés – soit annoncée à un peuple soumis à la crainte du jugement et devenu otage d'un clergé qui lui marchandait le salut. La Réforme, c'est cela. Cela d'abord. Cela essentiellement. Et cela reste parfaitement d’actualité !
Jacques Blandenier