L’année 2010 rappelle le souvenir des deux principaux acteurs de la fondation de la Croix-Rouge : Henry Dunant et Gustave Moynier, l’un et l’autre décédés il y a juste cent ans, en 1910. Ce mouvement, dont il n’est pas nécessaire de rappeler ici l’importance mondiale, doit en premier lieu son existence aux dons et à l’engagement exceptionnel de ces deux Genevois et de ceux dont ils ont su s’entourer.
Sans prétendre retracer la vie et l’ampleur de la tâche accomplie par Dunant et Moynier, rappelons ici ce qu’on ignore trop souvent : ces deux personnalités étaient des chrétiens convaincus, de tendance clairement évangélique, et c’est le message d’amour de Jésus-Christ qui a inspiré leur engagement pour soulager les souffrances provoquées par les horreurs de la guerre.
Henry Dunant
Henry Dunant est né en 1828 dans une famille genevoise protestante, et dès son jeune âge il accompagnait sa mère dans les quartiers les plus pauvres de la ville pour apporter du secours aux chômeurs, aux invalides, aux orphelins entassés dans des taudis.
A peine âgé de vingt ans, « il passe des dimanches après-midi à faire la lecture de la Bible à des condamnés de la prison de Genève. (…) Le jeune homme a beau ne pas être pasteur, son engagement charitable ressemble furieusement à un ministère. Pour lui, l’amour du Christ se traduit très concrètement par l’amour du prochain (1). » Depuis quelques années en effet, il fréquente les cultes de la Société Evangélique à la Chapelle de l’Oratoire (future Eglise Libre de Genève). Touché par l’esprit du Réveil, il avait passé vers l’âge de quinze ans par une conversion personnelle qui dynamisa sa foi.
Bientôt Dunant se trouve à la tête d’un groupe de jeunes gens qui se réunissent pour étudier la Bible et prier. Son enthousiasme communicatif et son sens des relations l’incitent à échanger une correspondance suivie avec des groupes similaires qui apparaissent, dans l’élan du Réveil, à Paris et dans diverses localités du sud de la France. Il leur écrit des circulaires dont la sève spirituelle est remarquable. Dunant devient la cheville ouvrière d’un réseau qui se rattachera aux Unions Chrétiennes de Jeunes Gens, fondées peu auparavant en Angleterre par George Williams. En même temps, il est secrétaire de l’Alliance Evangélique de Genève.
En 1859 (il a 31 ans), Henry Dunant se trouve en Italie du Nord pour des raisons professionnelles, et il est témoin de la terrible bataille de Solferino, une tuerie qui laisse d’innombrables blessés et agonisants sur le terrain. Il soigne les blessés, prie avec les mourants, console ceux qui souffrent, puis écrit une lettre pathétique à ses amis de la Société Evangélique qui la feront paraître dans le Journal de Genève du 8 juillet 1859. Impressionné, Merle d’Aubigné, professeur de la Faculté de Théologie de l’Oratoire, lance lors de l’assemblée générale de la Société Evangélique un appel pour la création d’un Comité pour les Blessés. Mis sur pied dès le lendemain, ce comité se voit chargé d’envoyer des infirmiers sur les champs de batailles. Des volontaires s’annoncent, l’argent afflue, on prie, et quatre étudiants de la Faculté de Théologie de l’Oratoire se mettent en route sans délai. Ils resteront sept semaines à Solferino, pansant les blessures, soutenant moralement et matériellement des multitudes de blessés entassés dans des ambulances de campagne, des fermes, des églises ; ils distribuent aussi des traités évangéliques, ce qui les conduit pour quelques jours en prison…
C’est le germe de la Croix-Rouge internationale qui sera fondée quelques années plus tard.
Fondée par des évangéliques, la Croix-Rouge est d’emblée non confessionnelle
Bientôt un Comité formé essentiellement de personnalités évangéliques est mis sur pied à Genève pour établir un programme d’action et mettre sur pied une Conférence internationale où les représentants des Etats européens s’engageraient à créer des détachements de secouristes non armés, neutralisés et identifiés par un insigne particulier (ce sera une croix rouge sur fond blanc). Ces secouristes sont appelés à soigner les blessés sans distinction de nationalité et à veiller à un traitement humain pour les prisonniers de guerre (Convention de Genève, 1864).
Quant à Dunant, il sillonne l’Europe comme ambassadeur du Comité de Genève, mobilisant son énergie, son don de persuasion et son audace de visionnaire pour aller frapper aux portes des plus hauts personnages du continent, chefs d’Etats, princes, ministres, pour les convaincre de s’associer à cette Convention. Sa réputation le précédait, car il avait publié en 1862 son fameux Souvenir de Solferino, ouvrage poignant et persuasif qui avait été diffusé dans toutes les chancelleries d’Europe, auprès des écrivains, artistes et autres personnalités influentes. Ce texte, dira-t-il, n’a pas de connotation religieuse explicite, étant destiné au public le plus large possible, quelle que soit sa position face à la foi chrétienne. D’ailleurs, tout en étant fondée et dirigée par des protestants évangéliques, la Croix-Rouge s’affirme d’emblée comme un mouvement non confessionnel.
Gustave Moynier
Gustave Moynier, né en 1826, était une personnalité d’un tout autre style. Moins médiatique que Dunant le visionnaire, c’était un bâtisseur, un organisateur, un penseur aussi. Sa formation de juriste l’amena à jouer un rôle prépondérant dans l’élaboration des statuts et des objectifs du Comité International de la Croix-Rouge, fondé peu avant la signature de la Convention de Genève (1863). Il en fut le président pendant quarante ans, jusqu’à sa mort (2). L’activité de Moynier ne se laisse pas décrire aussi aisément que celle de Dunant, c’est pourquoi son nom est très injustement tombé dans l’oubli. Pourtant, il avait sans doute la stature d’un chef d’Etat, et sans sa ferme persévérance, il est probable que la Croix-Rouge n’aurait pas survécu à l’enthousiasme des débuts.
Or Moynier était un homme de conviction évangélique militante. Engagé dans l’Eglise nationale, il fut durant huit ans membre du Consistoire (synode) de son Eglise, écrivit plusieurs ouvrages théologiques (dont, en 1859, une Biographie biblique de l’apôtre Paul qui eut un certain retentissement). Il participa durablement aux travaux de la Mission Intérieure, œuvre d’évangélisation genevoise qu’il présida durant quelques années. Moynier fut membre fondateur de l’Union nationale évangélique (1870) qui réunissait les protestants insatisfaits de l’orientation théologique libérale de leur Eglise. Ainsi, lié par une vieille amitié au professeur Bouvier, doyen de la Faculté de Théologie de l’Université, il refusa de lui confier l’éducation religieuse de ses enfants, craignant l’influence de la théologie libérale de Bouvier. La lettre qu’il lui écrivit à cette occasion est remarquable à la fois par sa fermeté et par son ouverture (3).
« Faire progresser le Règne de Dieu sur la terre »
En 1902, Moynier fut élu membre associé de l’Institut de France (il serait très long d’énumérer les innombrables distinctions qu’il reçut de toute l’Europe) en raison « de son rôle incomparable dans cette grande œuvre de civilisation qu’est la Croix-Rouge dont il a été l’âme ». Evoquant ces honneurs, il écrivit quelques années plus tard : « Tout cela ne m’a point trouvé indifférent, mais j’y ai vu surtout des encouragements à persévérer dans la voie où je marchais. Ce n’était pas au fond le but que je poursuivais et qui était de faire progresser le règne de Dieu sur la terre. (…) Nulle autorité humaine ne saurait me garantir que j’aie atteint ce but, mais j’attendrai patiemment pour savoir ce qui en est, jusqu’au jour où je comparaîtrai devant notre souverain Juge (4). »
Une douloureuse rupture, hélas, sépara Dunant et Moynier. Dunant le visionnaire engageait parfois le Comité de la Croix-Rouge dans de nouveaux projets sans le consulter, ce qui ne pouvait qu’irriter Moynier, le juriste rigoureux. Surtout, victime de son tempérament utopique, Dunant connut une faillite retentissante suite à des investissements désastreux en Algérie – plusieurs grandes familles genevoises en furent ruinées. Craignant que la réputation de la Croix-Rouge ne fût compromise, Moynier insista pour que Dunant soit écarté du Comité. Ce dernier, solitaire et retiré à Heiden, en Appenzell, en garda de l’amertume jusqu’à sa mort, même si le Prix Nobel de la Paix, dont il fut le premier lauréat en 1901, fut pour lui un baume durant les dernières années de sa vie.
Jacques Blandenier
Notes
1 Corinne Chaponnière, Henry Dunant, la croix d’un homme, Paris, Perrin, 2010, p. 29.
2 Son neveu Gustave Ador, président de la Confédération en 1919, lui succéda de 1910 à 1928. Il était lui aussi un chrétien engagé, et participait aux cultes de l’Eglise Libre Française de Berne (actuellement FREE !) durant le temps où il fut conseiller fédéral. Il joua un rôle prépondérant dans l’attribution à la cité de Calvin du siège de la Société des Nations. La Genève internationale doit beaucoup à son engagement politique et humanitaire.
3 Largement citée par Jean de Senarclens : Gustave Moynier le bâtisseur, Genève, Slatkine, 2000, p. 272-274.
4 Cité par Jean de Senarclens, p. 288s.