« Personne ne répare un vieux vêtement avec un morceau de tissu neuf ; car ce morceau tirerait sur le vieux vêtement et la déchirure s’agrandirait encore. On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon les outres éclatent, le vin se répand et les outres sont perdues. On verse au contraire le vin nouveau dans des outres neuves et ainsi le tout se conserve bien » (Matthieu 9.16-17).
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J’espère tout d’abord que vous ne serez pas outré·e·s par la question intrusive que vous pose par ce titre ! Remarquez plutôt que ces deux mini-paraboles nous font découvrir un Jésus qui s’y connaît en couture et en vinification !
Il est question d’un temps tout nouveau. La présence du Messie, en Jésus de Nazareth, change fondamentalement les valeurs, l’éthique et le fonctionnement religieux, car, en lui, le Royaume de Dieu est rendu présent. Ne pas en être conscient, c’est passer à côté d’une magnifique libération ! En l’occurrence, quand Jésus est là, le temps du jeûne est terminé et fait place à la joie de la fête (v. 15). Jésus sait trouver, dans les réalités de la vie quotidienne, des illustrations qui font comprendre son message mieux que des exposés théologiques.
Si c’est la question du jeûne qui est l’occasion de ces mini-paraboles, elles ont sans doute une visée plus générale. Il ressort de la première comparaison une vérité fondamentale : la vielle religiosité, exigeant des efforts méritoires – comme un jeûne pour plaire à Dieu, afin de gagner la vie éternelle – est périmée. Car la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu n’est pas un rapiéçage destiné à récupérer nos vielles pratiques pour les mettre au goût du jour. Jésus annonce que sa venue nous fait entrer dans une ère nouvelle.
Cette simple illustration, immédiatement accessibles à toutes les mères de famille d’hier et d’aujourd’hui, met l’accent sur l’étape décisive de l’histoire du salut inaugurée par la venue du Messie au milieu de son peuple. Israël, au cours de sa longue histoire, avait connu plusieurs tentatives de redressement, de purification, de réformes même, à l’appel des prophètes. Mais au bout du compte, rien de fondamental n’avait changé. Maintenant, nous sommes entrés, enfin, dans le temps de l’accomplissement.
La seconde comparaison est plus élaborée et plus fertile, notamment en raison des termes grecs utilisés dans sa dernière phrase. En outre (!), ce que nous pouvons savoir de la façon de travailler des vignerons dans le monde antique nous apporte un éclairage non seulement sur la relation nouvelle désormais possible entre l’histoire humaine et le Royaume de Dieu, mais aussi sur la manière dont nos vies personnelles peuvent être restaurées, libérées par l’accueil d’un profond renouvellement en chacun de nous.
Il y a « nouveau » et « nouveau » !
Nos versions françaises ne peuvent pas toujours rendre compte de certaines nuances du texte original – et en l’occurrence, il s’agit de plus que de simples nuances ! En effet, deux termes grecs sont rendus de façon assez imprécise par le même mot français « nouveau » : « néos » et « kaïnos ». Le premier désigne quelque chose de nouveau, une réalité qui n’était pas avant mais existe maintenant. Le second terme décrit généralement, et c’est notablement différent, une réalité qui était déjà là, mais qui se trouve profondément renouvelée.
Un simple exemple : dans la périphérie de nos villes surgissent de nouveaux immeubles là où se trouvaient des vergers et des champs. A leur sujet, le terme néos convient. Par contre, au centre des localités d’anciens logements nécessitent des réparations souvent si importantes qu’elles sont plus qu’un ravalement de façade. Ces bâtiments sont transformés, on utilisera à leur sujet le terme kaïnos.
C’est ainsi que dans notre texte, la vendange qu’on vient de récolter et presser va produire un vin néos. Il n’existait pas un an plus tôt, et le voici qui fermente pour produire un millésime inédit. C’est une évidence. Par contre, pour parler des outres dans lesquelles il sera versé et conservé, le terme utilisé, consciemment, est kaïnos et non pas néos, ce que le texte français ne fait pas apparaître. En d’autres termes, il s’agira d’outres renouvelées, réparées, et cela ne revient pas au même. D’ailleurs la réalité parle d’elle-même : les vignerons de l’Antiquité, au Proche Orient, n’auraient pas eu les moyens d’acheter à chaque récolte des outres onéreuses en cuir. Il leur était donc impossible de jeter sans autres à la poubelle des outres qui n’avaient servi qu’une seule fois. Cela aurait été un pur gaspillage !
Le texte précise aussi que réutiliser sans autres les vieilles outres serait un gâchis non seulement pour le vin nouveau répandu, mais aussi parce que celles-ci seraient perdues. En fait, les anciennes outres étaient réutilisables, mais pas telles quelles. Il était indispensable que leur cuir soit soigneusement lavé, graissé, massé, assoupli, que les coutures soient entièrement refaites. Elles pouvaient dès lors servir comme si elles étaient neuves, en toute sécurité et solidité ! La différence entre néos et kaïnos apparaît de façon limpide, alors que cela ne saute pas aux yeux dans nos traductions. Il faut le souligner, car cela porte à conséquence dans divers domaines.
Vais-je devenir néos, ou kaïnos en accueillant Jésus-Christ dans ma vie ?
Nous évoquerons en conclusion une vérité plus générale concernant la nouveauté du Royaume. Mais il me paraît légitime de commencer par chacun de nous qui accueillons cette grande nouveauté de la présence du Seigneur dans nos vies : « Quel enseignement puis-je en tirer pour moi-même ? » L’apôtre Paul écrit : « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature, car toutes choses deviennent nouvelles » (2 Co 5.17). Paul parle-t-il de faire table rase ? Devinez ! Lorsqu’il écrit « nouvelle créature, toutes choses nouvelles », Paul n’utilise pas néa (féminin de néos), mais kaïnè (féminin de kaïnos). De même en Ep 4.24 : « Revêtez l’homme nouveau (kaïnos anthrôpos)(1). Certes, crucifiés avec Christ, nous sommes morts et ensevelis avec lui (Rm 6.6-11). Certes, nous ne sommes pas un vieux pull simplement raccommodé par le christianisme !
L’Evangile nous invite à la repentance. Or ce terme n’est pas négatif, comme nous le comprenons trop souvent (se lamenter), mais il décrit l’entrée dans une vie nouvelle, accompagnée d’un changement profond de nos valeurs, de nos comportements, de notre intelligence et de notre optique concernant la réalité (Rm 12.1-3). Naître de nouveau, c’est recevoir le Saint-Esprit qui nous change, certes, mais sans anéantir notre identité. Ce n’est pas une naissance à partir du néant. Je continue à être moi-même, mais kaïnos ! « Non, rien de rien… Je ne regrette rien. Je repars à zéro » chantait Edith Piaf. Vraiment ? Quant à Nicodème, il avait mal compris les paroles de Jésus en s’imaginant qu’il fallait retourner dans le sein de sa mère pour repartir comme un autre fœtus ! (Jn 3.4)
Il est important pour chacun·e de nous de savoir que la conversion n’est pas un anéantissement, un reniement, une négation totale de celui (ou celle) que j’étais de par ma naissance, mais un réel renouvellement « en Christ et par le Saint-Esprit » de notre personnalité, avec son identité, son caractère, ses facultés et ses limites. Bref, il s’agit d’un changement réel, et pas seulement d’un coup de pinceau ou d’un surcroît d’efforts pour améliorer notre piété !
Rupture et continuité
Si, avant de connaître Jésus-Christ, tu étais doué pour la musique, tu ne deviendras pas, désormais, incapable de tirer un son de ta flûte. Mais il y aura du nouveau : ton don servira à la gloire de Dieu, à fortifier l’Eglise et à donner de la joie autour de toi ! Si tu avais la « bosse des maths », tu ne seras pas, une fois converti, incapable de résoudre un problème d’arithmétique élémentaire ! Si tu as toujours eu le sens de l’organisation, tu ne le perdras pas. Mais ce don deviendra un moyen de service éminent dans l’œuvre de Dieu. En d’autres termes, les dons reçus à ta naissance (« Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse », Ps 139.14), mais aussi l’éducation et l’enseignement reçus, les expériences de vie, la richesse des amitiés, ne sont pas anéantis et échangés contre d’autres complètement différents. Ce serait le cas si les outres « neuves » étaient qualifiées de néoï. Mais, en fait, ces dons sont développés, réorientés non plus pour flatter ton orgueil, mais pour servir à la gloire de Dieu et à son service. Ils sont nombreux, ceux qui ont besoin de tes capacités et de tes dons naturels – réformés et revivifiés par le Saint-Esprit –, de ton temps dont les priorités sont réévaluées. Parfois aussi, c’est vrai, ces dons seraient sacrifiés s’ils devenaient un piège nocif, pour toi et pour d’autres.
Il est capital d’en prendre conscience. Apprendre à ne pas nous vanter de nos capacités, certes (« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », rappelle Paul aux Corinthiens , 1 Co 4.7), mais à ne pas non plus les renier, ce qui se passe souvent quand les chrétiens croient devoir développer une fausse humilité – qui est parfois un prétexte à leur manque de zèle ! Au contraire, l’apôtre Paul commande : « Offrez vos corps (avec toutes ses facultés) comme un sacrifice que Dieu peut accepter. Soyez transformés par le renouvellement (anakaïnosis) de votre pensée » (Rm 12.1-2).
Il est vrai que les dons du Saint-Esprit (charismata) selon 1 Cor 12 (v. 4-11) semblent plutôt surnaturels : on ne les avait pas et on les reçoit. Mais dans Romains 12 (v. 5-8), une autre liste énumère aussi des dons (charismata, v. 6), qui paraissent cependant plus naturels ou innés. Ils se développent à l’usage, dit l’apôtre Paul, et ils servent au corps qu’est l’Eglise(2) tout autant que ceux de 1 Corinthiens 12. Il est intéressant de confronter ces deux listes de dons, car celle de Romains 12 n’est pas moins composée de charismes que l’autre, même si, en la pratiquant, on ne se fait pas qualifier de « charismatique » ! Bien entendu, il serait totalement absurde de jouer Romains 12 contre 1 Corinthiens 12 – ou l’inverse. En effet, chacun de ces textes est écrit par la main du même apôtre. Mais pourquoi est-ce toujours 1 Co 12 que l’on cite ?
Et l’Alliance ? et la Planète ?
Elargissons un peu notre recherche. Car il est souvent question de « nouveau » dans le… Nouveau Testament ! Or précisément, en grec, Nouveau Testament se dit : kaïnè diathéké (diathèkè : testament, alliance) et non pas néa diathèkè. Dieu n’a pas renié l’Ancienne Alliance pour repartir à zéro – dans ce cas, nous pourrions nous passer de l’Ancien Testament qui n’aurait plus rien à nous dire !
Le Dieu d’Abraham n’a pas rompu sa promesse envers la postérité selon la chair du patriarche, et il continue de l’appeler à revenir à lui. Mais la Nouvelle Alliance, accomplie en Christ tant en faveur des nations qu’en faveur d’Israël, est le renouvellement et l’élargissement de l’histoire du salut, par la résurrection du Christ et le don du Saint-Esprit.
De plus, le commandement de l’amour mutuel est nouveau (entolè kaïnè, Jn 13.34, 1 Jn 2.8). On le trouve déjà dans l’Ancien Testament, mais il y a un profond renouvellement dans la manière dont Jésus en a démontré la véritable dimension. Ce n’est plus une œuvre, mais le fruit du Saint-Esprit, un renouvellent complet, promis, attendu et accompli par le Christ-Messie pour tous ceux qui l’accueillent par la foi dans leur vie. D’ailleurs, peut-on aimer simplement parce qu’on nous l’ordonne ? N’est-ce pas l’amour reçu qui nous rend capables d’aimer ? Evoquant ce temps de l’accomplissement, le prophète Ezéchiel annonce pour le peuple de Dieu « un cœur nouveau et un esprit nouveau » (36.26). La version grecque des LXX(3), traduit kardia kaïnè et pneuma kaïnon.
Y avez-vous pensé ? Après tout, il aurait été logique que Dieu reparte à zéro après la rupture consécutive à la révolte d’Adam et Eve, et peut-être plus encore au moment du déluge, afin de crée une humanité néa. Pourtant, le Créateur est venu dans le jardin chercher sa créature, l’appelant : « Où es-tu, Adam ? » (Gn 3.9). Plus tard, alors que tout allait de mal en pis, il a ordonné la construction de l’arche et a donné l’arc-en-ciel ! Sa volonté indestructible était de conserver, par Noé et sa descendance, cette humanité qu’il avait créée « très bonne » (Gn 1.31).
La promesse d’un enfantement
Plus saisissant encore : Apocalypse 21.v. 1 : « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ». Devinez : néos ou kaïnos ? Le fait que dans le texte grec kaïnos soit utilisé plutôt que néos me plonge dans un abîme de réflexions que je me sens incapable de sonder vraiment pour en tirer une conclusion autorisée. Décidément, avec le Dieu saint et fidèle, s’il y a rupture à cause du péché, il y a aussi continuité à cause de son amour indestructible ! Mystère insondable !
Et je sais que cela a quelque chose à voir avec la dignité des êtres humains, avec le respect que nous leur devons, avec la nature et la conservation de la planète. Un livre américain, qui avait été un « best seller » dans les milieux évangéliques, durant les dernières décennies du XXe siècle, avait pour titre « L’agonie de notre vieille planète » Heureusement, je ne me souviens plus du nom de l’auteur d’un titre aussi malencontreux ! L’apôtre Paul, lui, dit tout autre chose : « La création tout entière est unie dans un profond gémissement et souffre des douleurs d’un enfantement » (Romains 8.22). Agonie ou enfantement ? Il y a toute une théologie derrière chacun de ces deux termes ! C’est presque incroyable, mais c’est vrai ! Et c’est une puissante motivation pour espérer et s’engager sans aucune résignation, sans pessimisme ni complexes ! Pour cette merveilleuse planète et ses habitants.
Je ne veux pas établir un nouveau (!) dogme fondé sur la différence entre néos et kaïnos, sachant, c’est vrai, qu’ils ont souvent une signification très proche(4). Mais, si nous croyons à l’inspiration littérale des Ecritures dans leur langue d’origine, nous ne pouvons pas passer totalement à côté de l’emploi différencié de ces deux termes.