Comment voyez-vous la situation en Israël actuellement?
La situation n'est pas très bonne. Nous assistons à la détérioration du sentiment de sécurité personnelle. Les gens dans la rue sont de plus en plus craintifs les uns à l'endroit des autres, tout spécialement les Juifs à l'endroit des Palestiniens. Les civils prennent en main leur propre sécurité, ce qui rend la situation dangereuse.
C'est une conséquence du fait que nous ne connaissons pas de progrès dans les négociations de paix. Sur le terrain, certaines évolutions semblent plutôt indiquer que la situation empire.
Lesquelles?
Tout particulièrement à Jérusalem. La mairie a décidé de changer le statut du quartier qui s'appelle la Cité de David-Silwân en un parc archéologique. Des colons juifs ont emménagé dans ce quartier comme dans le quartier musulman de la vieille ville et occupent certaines maisons. La question de l'Esplanade des mosquées est aussi au coeur du problème. Le conflit qui s’articulait autour d’idéologies nationalistes est de plus en plus marqué par des idéologies religieuses. Les gens recourent davantage à des symboles religieux.
Par ailleurs dans une certaine partie de la population juive religieuse, il y a un changement dans la manière de considérer le Mont du temple ou l'Esplanade des mosquées. Certains groupes souhaitent y monter afin d'y prier. D'autres souhaitent même détruire le site actuel et rebâtir le temple. C’est un problème!
Il y a dix ans, lorsque nous étudions la situation dans le pays, nous avons vu que la manière dont le mur était construit dans l'est de Jérusalem pour séparer la population palestinienne de la population juive, induirait des problèmes économiques, sociaux et culturels, de sorte que les populations palestiniennes ont vu à cause du mur leur situation économique se détériorer. Ces gens paient des taxes à la ville de Jérusalem, mais ils n'en retirent pas les mêmes services que les autres habitants.
Pour comprendre ce qui se passe actuellement, il faut donc avoir à l'esprit qu'il y a de nombreuses causes socio-économiques, culturelles, politiques et religieuses. Avec aussi le sentiment de beaucoup qu'il n'y a pas d'espoir pour le futur. Et cela tout particulièrement dans la génération la plus jeune, qui ne veut pas accepter ce qui se passe actuellement. Les jeunes ne voient pas de futur et des êtres humains sans futur sont des gens désespérés.
La situation internationale est aussi très tendue et interfère avec la situation en Israël-Palestine...
Nous assistons au Moyen-Orient à un clash entre l'idéologie nationaliste arabe et l'idéologie politique islamique. A cause de l'échec du nationalisme arabe à amener la démocratie en Irak, en Syrie ou dans d'autres pays, les habitants de cette région du monde sont attirés par l'idéologie politique islamique. Cette idéologie intervient en réaction à diverses forces: à la globalisation et aux valeurs occidentales notamment, mais aussi à l'ordre politique qui a été développé en Europe et qui a été imposé au Moyen-Orient. La division du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale ne nous aide pas à gérer nos problèmes. Cela contribue plutôt à nous diviser, à permettre à des gens de l'extérieur de tirer profit de nos ressources. Par rapport à d'autres pays, nous sommes en retard.
Du côté des chrétiens, vu que nous sommes plutôt occidentalisés, nous nous alignons sur les valeurs et la culture occidentales, et nous nous trouvons pris entre deux feux: celui des forces politiques de l'islam radical et celui de l´Occident. C’est très dangereux.
Chaque côté souhaite avoir la suprématie. L'un souhaite l'avoir grâce à la charia et au djihad international, l'autre au travers de la puissance économique et militaire ainsi qu’au travers du système des lois internationales. Nous devons être très prudents et ne pas tomber dans ce piège, au plein milieu de cet affrontement. Notre tâche est de témoigner autour de nous de l'enseignement de Jésus par rapport au Royaume de Dieu. Nous chrétiens, n'avons-nous pas aussi un problème avec l'Occident, lorsqu'aux Etats-Unis la cour fédérale autorise le mariage pour personnes de même sexe? Nous, chrétiens du Moyen-Orient, nous devons faire très attention à ne pas nous laisser entraîner dans ce conflit qui pourrait avoir comme coeur l’Esplanade des mosquées. Notre mission est vraiment de témoigner des valeurs du Royaume de Dieu, aux musulmans comme aux juifs.
Pratiquement, comment parvenez-vous à ne pas tomber dans l'un ou l'autre de ces pièges?
Dans ce contexte où la Palestine est sous occupation et où le désir d'Israël est de devenir un Etat de plus en plus juif et de plus en plus discriminant à l'endroit des non-juifs, c'est difficile. Lorsqu'un côté souffre davantage et est plus faible qu'un autre, nous avons à nous identifier avec la personne qui souffre le plus. Dans le même temps, nous devons veiller à ce que nous ne développions pas de colère et de haine à l'endroit du partenaire qui est le plus fort. Nous devons avoir la même voix prophétique à l'endroit des deux parties: la force ne résout pas les conflits; elle ne fait que maintenir le statu quo et les privilèges pendant un certain temps.
En tant qu'Eglise, nous avons à reprendre trois perspectives que l’on trouve dans la Bible. Celle du roi, qui est le garant de la justice et de l'ordre, et celles du prêtre et du prophète. Nous avons à nous voir davantage dans la fonction du prêtre et du prophète que dans celle du roi. Dans la fonction de prêtre, nous parlons de Dieu aux gens qui nous entourent, nous sommes des médiateurs entre Dieu et eux: nous prions, nous intercédons, nous prenons soin des personnes qui souffrent... A de nombreuses reprises, nous avons perdu notre voix prophétique, notamment lorsque le roi use mal de son pouvoir. Quel est le message prophétique que nous avons pour l'Eglise aujourd'hui? Quel est le message prophétique que nous avons pour le roi aujourd'hui? Il est très simple, mais il est aussi difficile à exprimer...
Premièrement, Juifs et Arabes sont destinés à vivre ensemble. C'est une réalité que nous avons beaucoup de peine à entendre. Deuxièmement, nous devons être un instrument de ce que Jésus appelle à développer dans le Sermon sur la montagne: devenir une communauté de justice et de paix dans notre contexte.
Avec l’ONG Musalaha où Juifs et Arabes travaillent ensemble, nous essayons de transmettre aux jeunes et aux femmes que nous rassemblons, que l’enseignement de Jésus pour nous consiste à amener la paix juste du Sermon sur la montagne dans notre contexte. Il y a là un élément très important: l’amour de l’ennemi. Comme Jésus l’enseigne dans l’évangile de Matthieu: si nous voulons être comme notre Père, nous avons à être bons comme lui. Il donne la pluie à chacun. Il aime chacun (Mt 5.43-48)! Pourquoi cela? Parce que le futur des Juifs ou des Palestiniens est entre les mains de leur ennemi. Le futur des Juifs ne se trouve pas en Norvège, mais ici entre les mains des Palestiniens. Le futur des Palestiniens ne se trouve pas en Malaisie, mais ici entre les mains des Juifs. La manière dont les Juifs et les Palestiniens vont se traiter les uns les autres, va déterminer notre futur. Au travers de notre ennemi, nous découvrons qui nous sommes, parce la manière dont nous traitons notre ennemi exprime ce que nous sommes. Jésus nous invite à être comme notre Père dans les cieux et à traiter notre ennemi avec générosité. Par ailleurs, nous découvrons aussi Dieu dans le visage de notre ennemi, qui nous dit quelque chose que nous ne voulons pas entendre. Nous voulons le détruire, nous ne voulons pas entrer en contact avec lui, mais dans ce pays, que nous le voulions ou non, il y a des Juifs et des Palestiniens qui habitent la même « maison », et qui doivent trouver une manière de vivre ensemble. Comment cela doit se concrétiser politiquement, c’est une autre question!
Mais ce qui est dramatique actuellement, c’est que nombre de personnes considèrent qu’elles peuvent toujours forcer l’autre partie à reconnaître son statut et ses privilèges. Nous ne reconnaissons pas ce pays comme un don de Dieu, lui qui nous invite à partager sa bonté avec autrui. Sans cette reconnaissance, notre région n’a pas de futur!
Propos recueillis par Serge Carrel
La version française du site de l’ONG Musalaha.