Jeudi 12 mars, le Tribunal régional des Montagnes et du Val-de-Ruz, à la Chaux-de-Fonds, a acquitté le pasteur FREE Norbert Valley. Celui-ci était accusé d’avoir nourri et hébergé occasionnellement un requérant d’asile togolais débouté. Dans la foulée du jugement, « Vivre » a demandé à Robin Reeve (1), professeur à la Haute école de théologie à Saint-Légier, de livrer son analyse.
Comment expliquez-vous le jugement du 12 mars à la Chaux-de-Fonds ?
C’est la victoire du bon sens sur l’interprétation erronée d’une loi – la « Loi sur les étrangers et l’intégration » – qui cherche à réprimer les réseaux d’exploitation des étrangers (drogue, prostitution, etc.). Cette loi ne vise pas en premier les personnes qui agissent par compassion.
C’est aussi le signe que notre justice est indépendante du pouvoir exécutif.
Quelles sont les conséquences prévisibles de ce jugement sur l'exercice de l'accueil dans les Eglises ?
Les Eglises pourront envisager l’exercice de l’accueil et de la bienveillance envers tous avec plus de sérénité. Mais cette affaire leur donne aussi l’occasion de penser leur action sociale en tenant compte des enjeux et des règles qui s’appliquent en Suisse au sujet des personnes en situation irrégulière.
Certains chrétiens se positionnent plutôt du côté de la Constitution fédérale (une personne en situation de détresse a le droit d’être aidée), alors que d'autres invoquent la « Loi sur les étrangers et l’intégration » (interdiction de faciliter le séjour illégal d’un étranger). Comment la Bible nous aide-t-elle à choisir ?
Au-delà des considérations juridiques et des positionnements politiques, c’est bien l’amour du prochain qui doit primer. La Bible contient de nombreux appels à aimer les personnes en situation précaire – en particulier les étrangers.
Par exemple, le Lévitique commande : « Si un étranger vient s’installer dans votre pays, ne l’exploitez pas. Traitez-le comme s’il était l’un des vôtres. Tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été vous-mêmes étrangers en Egypte » (Lévitique 19.33-34). Le texte proscrit la maltraitance de l’étranger et établit l’égalité de traitement de l’immigré et de l’Israélite. Il fait suite à l’ordre d’aimer son prochain comme soi-même au verset 18. Cela doit inspirer notre action.
Quant à la parabole du Bon Samaritain (Luc 10.25-37), elle pose la question : « Qui est mon prochain ? » Et elle y répond par une autre question : « De qui es-tu le prochain ? » Elle nous garde ainsi de trier entre « bons » et « mauvais » étrangers, quand il s’agit de leur apporter un secours fondamental.
Evidemment, nous ne sommes pas appelés à encourager l’immigration clandestine en facilitant l’entrée sur notre territoire de personnes qui le feraient de manière illégale. Mais l’assistance à de telles personnes, une fois arrivées en Suisse, ne devrait pas être sanctionnée lorsqu’il s’agit de répondre à leurs besoins vitaux.
Nobert Valley invoque son droit à la liberté de conscience. En quoi consiste cette liberté de conscience d'un point de vue chrétien ?
On pourrait même parler de désobéissance civile, quand bien même Norbert Valley ne pensait pas transgresser la loi en aidant cet étranger.
D’abord, nous devons partir de l’idée que Dieu nous demande de nous soumettre aux autorités et à la loi (voir Romains 13). Le pouvoir politique, même si nous sommes en désaccord avec sa vision du monde, est en place par la volonté de Dieu.
Mais ce principe peut souffrir des exceptions, dès lors que l’autorité exigerait d’un chrétien de transgresser les valeurs essentielles de l’Evangile. C’est le sens de la réponse de l’apôtre Pierre dans le livre des Actes des Apôtres : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5.29). Ce qui est intéressant, au sujet de ce passage biblique, c’est que les apôtres s’étaient vu interdire d’annoncer l’Evangile (Actes 4.18) et qu’ils ont désobéi à l’injonction (Actes 5.28). Il existe d’autres exemples du même ordre.
Les limites de la désobéissance civile seraient l’atteinte à l’intégrité des personnes : une action violente ou alors le fait d’élever une conviction secondaire en principe non négociable. A ce titre, je recommande la lecture du petit livre « Objections de conscience en Suisse : perspectives évangéliques » (2).
D'après vous, dans une société postchrétienne, les chrétiens doivent-ils se préparer à vivre plus de situation où la conscience est en décalage avec la loi et la société ?
Je pense que, dans divers domaines de l’éthique, les chrétiens vivent déjà un décalage avec l’opinion majoritaire. Mais ce décalage a toujours existé. L’idée que notre pays aurait eu un passé « chrétien » en accord avec la foi chrétienne est, à mon avis, une illusion. Ainsi, les chrétiens professants ont autrefois été passablement maltraités par une chrétienté installée par le pouvoir.
Il est possible que, dans certains domaines, des valeurs promues par la Bible aient été mieux respectées par le passé. Mais beaucoup d’autres ont été constamment et ouvertement bafouées. Pensons au mercenariat ou au pouvoir de l’argent qui ont marqué notre pays.
Il est très sain de se sentir en décalage avec le système qui régit ce monde. Cela nous oblige à développer notre vocation prophétique, à interpeller le pouvoir politique, à oser dénoncer les idoles du présent. Cela nous préserve aussi de la tentation de vouloir être les rois du monde. Au cours de son histoire, l’Eglise a souvent été tentée par l’illusion de la conquête du pouvoir politique. Et chaque fois qu’elle a cédé à ces sirènes, le résultat a été catastrophique.
Quels sont les principaux domaines où l’Eglise est en décalage avec la société ?
L’Eglise est censée présenter au monde une communauté humaine alternative, qui vit selon des principes développés à partir de l’amour de Dieu et du prochain. Et ses défis actuels tournent autour des questions du mariage, de la sexualité, de l’argent, de la violence, de la vérité, de la vie en lien avec les normes bibliques.
Mais l’Eglise doit aussi développer un discours intelligent, être prête à se laisser interpeller par certains développements positifs de notre société, là où elle a manqué à son rôle prophétique. Par exemple, elle doit se laisser interpeller dans des domaines comme la lutte active contre les discriminations, les abus et les violences, ainsi que les questions environnementales.
Les prophètes de la Bible ne s’enfermaient pas dans la seule réprobation du mal. Ils savaient saluer la fidélité, les réformes positives et les engagements salutaires du pouvoir politique.
Notes
1 Robin Reeve est professeur d’Ancien Testament à la Haute école de théologie (HET-PRO) de Saint-Légier. Auparavant, il a enseigné durant dix ans à l’Institut biblique et missionnaire Emmaüs. Il a également servi comme pasteur dans l’Union des Eglises évangéliques de Réveil durant 27 ans.
2 Michael Mutzner (éd.), Objections de conscience en Suisse : perspectives évangéliques, Réseau évangélique suisse, 2018, 178 p.