Dans les conflits armés actuels, le viol est de plus en plus utilisé comme une arme de guerre, à même de déplacer des populations entières et de détruire les structures familiales et sociales de l'ennemi. Le mobile économique n'est pas en reste : prendre possession de territoires à travers le corps d'êtres vivants est ainsi lié aux ressources naturelles dans l'est du Congo : « Dans notre région, il y a beaucoup de coltan, explique à Goma le médecin Jo Lusi de l'hôpital Heal Africa. On exploite les gens, on les viole, on les déplace ou on les tue pour obtenir ce qu'on appelle ici les 'minerais de sang'. »
Premier médecin africain à avoir dirigé le centre médical de Nyankundé*, Jo Lusi a créé avec sa femme cet hôpital de Goma de 166 lits : « Nous travaillons sur 6 provinces du Congo dont chacune est plusieurs fois plus grande que la Suisse. Nous couvrons facilement 15 millions de personnes ici dans l'est du Congo. Pas une journée ne passe sans que nous recevions deux ou trois femmes qui ont subi un viol. »
Viol et mutilations
Souvent, elles ont en outre été mutilées sexuellement, que ce soit avec des outils, une bouteille ; ou encore du caoutchouc brûlant ou de la soude caustique. A l'image de Kika, 21 ans aujourd'hui, qui indique par téléphone avoir été violée à l'âge de 13 ans par des combattants Maï-Maï. « A travers ce viol, j'ai conçu une grossesse », explique-t-elle. L'enfant n'a pas survécu et Kika a été amenée à l'hôpital Heal Africa pour des soins et pour être opérée d'une fistule, « parce que ma vessie était déchirée et que mon urine s'écoulait par mon vagin ». Huit opérations plus tard, elle dit vouloir s'engager dans des études de médecine, « pour connaître le fonctionnement du corps humain et pouvoir aider des femmes qui ont vécu quelque chose de similaire à moi ».
Grâce à l'accompagnement chrétien reçu à Heal Africa, elle parvient à se projeter dans l'avenir de façon positive et avec confiance. Le médecin Jo Lusi et ses collaborateurs œuvrent d'ailleurs en ce sens : « Nous voulons changer la mentalité des gens. Dans chaque village, nous essayons de mettre en place ce que nous appelons un 'comité Néhémie', du nom de ce personnage de la Bible qui a incité ses pairs à se lever et à reconstruire. Avec ces comités, nous essayons de lutter ensemble et de restaurer l'identité des gens en nous appuyant sur Dieu. »
Géographie de la peur
Le viol come arme de guerre développe une « géographie de la peur » : en Syrie, 90'000 femmes et enfants auraient aujourd'hui fui le viol et la torture sexuelle pour atterrir dans des camps aux frontières avec la Jordanie, la Turquie ou l'Irak. En ex-Yougoslavie, le viol a été érigé en stratégie militaire en semant honte et déshonneur dans le camp adverse. Plusieurs femmes réfugiées en Suisse en témoignent dans les cabinets thérapeutiques de l'association Appartenance à Genève et Lausanne. « Par le viol, on attaque l'utérus, la filiation ; on rend la femme inopérante dans le rôle de celle qui donne la vie », explique la psychothérapeute Géraldine Hatt. Et de rappeler l'histoire de cette femme originaire des Balkans qui lui a raconté, par exemple, avoir été emprisonnée avec d'autres dans un bâtiment pour y être violée régulièrement ; les soldats du camp adverse veillaient à ce qu'elles n'aient pas de moyen contraceptif. « Le but n'est pas seulement de souiller l'intimité de la femme, mais de détruire sa lignée, sa descendance, et donc plusieurs générations. »
Une perversion
« En tant qu'arme de destruction et de conquête, le viol massif est en général dicté par une hiérarchie militaire, souligne Michel Hoffman de l'ONG Vivere à Lausanne. C'est une perversion dans les combats actuels que j'assimile au défoliant que l'on répandait dans le Sud-Est asiatique dans le cadre d'une politique dite de la 'terre brûlée'. Le but est vraiment d'éradiquer la vie, tout en prolongeant la destruction par des maladies comme le sida ou par des grossesses consécutives aux viols. »
Pour tenter d'enrayer le massacre, les ambassadeurs au Conseil des droits de l'homme à Genève pourraient voter « une résolution forte » ce mois de septembre en la matière. « Car le viol est assimilé à un acte de persécution, au même titre que la torture », souligne Susin Park du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (UNHCR).
Sur le terrain, des structures comme l'hôpital Heal Africa accueillent les femmes qui souffrent d'abord de la façon dont elles ont été maltraitées : « Elles souffrent d'avoir été prises comme une chose, utilisées comme un objet, explique Jo Lusi. Même si elles crient pendant le viol, les hommes ne les écoutent pas. Certains tiennent les jambes, d'autres les bras... alors quand elles arrivent chez nous, nous leur disons qu'elles sont dignes, qu'elles sont créées à l'image de Dieu. »
Reconnaissance
De son côté, Vivere s'attache à juger les seigneurs de guerre qui organisent ces méfaits et finance trois ou quatre chambres foraines par année, soit des juridictions itinérantes qui amènent la justice dans les villages de brousse. « Ces chambres ont le mérite d'avoir un impact local direct : les villageois peuvent observer que les pilleurs, violeurs et bourreaux d'hier sont jugés. Et les femmes sont reconnues dans leur statut de victimes », indique le directeur de l'ONG. « Mais plus encore que cela, ces femmes transcendent leur souffrance personnelle en faveur d'un combat collectif », lui fait écho dans son étude lausannoise l'avocat Elie Elkaïm, qui s'est rendu sur place pour faire un audit sur cette formule judiciaire. S'il dit avoir été impressionné du courage et de la force des victimes, il martèle qu'on ne peut vivre convenablement dans une société qui ne sait plus rendre la justice : « J'ai vu dans le regard de ces femmes qu'elles étaient rassurées, témoigne-t-il. Elles vivaient enfin la réalité d'une justice et donc la possibilité de garder un certain espoir dans l'avenir de leur société. »
Et Elie Elkaïm de rappeler enfin que toute aide aux populations concernées a un impact direct sur ces dernières, en mentionnant la remarque de son confrère congolais Maître Sami : « Ici, ce ne sont pas les besoins qui manquent ! »
Gabrielle Desarzens
* Le centre médical de Nyankundé a été pendant longtemps en lien étroit avec la FREE. De nombreux chrétiens romands y ont servi comme envoyés.
Le thème du viol comme arme de guerre est prolongé sur les ondes de RTS La Première dans l'émission Hautes Fréquences dimanche 8 septembre à 19h, ainsi que sur RTS Espace 2 dans l'émission A vue d'esprit à 16h30 tous les jours du 9 au 13 septembre.