En quelques mots qui était votre grand-père et qu'a-t-il fait ?
Mon grand-père était un pasteur né à Versoix en 1900, marié à une jeune fille de Donneloye (Vaud). Ensemble ils sont partis en Ardèche, une dizaine d'années après la fin de la Première Guerre mondiale puis dans les Cévennes, à Saint-Jean-du-Gard, jusqu'à l'hiver 44-45. Certaines régions de France manquant cruellement de pasteurs suite à la guerre 14-18 et à la grippe espagnole, mon grand-père a choisi de répondre aux appels de ces paroisses. Il a eu six enfants et a protégé au péril de sa vie, à Saint-Jean-du-Gard, la famille Heller, une famille d'artistes juifs originaire d'Allemagne. J'ai appris plus tard que mon grand-père était impliqué dans un réseau clandestin prenant en charge des enfants juifs, pour les aider à fuir Paris et à rejoindre l’Espagne.
Quel a été le déclic pour entreprendre les recherches sur votre grand-père et sur la famille Heller ?
Je crois que c'est d'abord cette phrase essentielle prononcée par une de mes tantes il y a bientôt quinze ans, lors d'une discussion anodine autour d'un thé : « Sais-tu que ton grand-père a sauvé des juifs pendant la guerre ? » Et je pense que cette question a réveillé quelque chose qui avait été semé en moi et qui a germé d'un coup. Sans rien connaître des actions de mon grand-père en faveur des Juifs, j'avais au fond de moi un véritable attachement, et même plus, un lien quasi organique avec toute l'histoire du peuple juif, avec la Shoah, avec Israël. Et d'entendre que mon grand-père avait été associé à l'histoire de ce peuple a animé quelque chose en moi qui attendait de l'être. L'enquête a commencé en 2010, mais elle se poursuit encore aujourd'hui, car il subsiste encore des zones d'ombre : je suis en train de réfléchir à des pistes que je n'ai pas encore exploitées.
Quelles ont été les étapes de votre recherche ?
D'abord j'avais besoin de savoir ce qui avait pu pousser mon grand-père à risquer sa vie pour cacher des Juifs et aussi quels étaient les liens qu'il entretenait avec ce peuple et cette culture. Ensuite, j'ai dû travailler par cercles concentriques en étudiant d'abord, l'histoire du couple Heller, protégé par mon grand-père, ensuite, celle de leur fils Peter qui avait un lien très personnel avec lui, puis, celle de la cousine de Peter, Marion, qui avait survécu à Auschwitz et pour finir, moi-même.
Alors que je travaillais sur les pistes et les histoires de ces différents protagonistes, je m'interrogeais sur mes racines, sur cette passion, sur cet attachement et sur ce qui m'avait conduit à chercher, puis à écrire. En remontant très loin, dans mon enfance, puis dans mon adolescence, j'ai réalisé que j'étais habité par l'histoire et le destin hors du commun du peuple juif : j'avais lu, j'avais vu, j'avais écouté, j’avais étudié tout ce qui pouvait améliorer ma connaissance de la Shoah.
Pensiez-vous que votre enquête allait prendre une telle ampleur ?
Je n'avais strictement aucune idée de la galaxie dans laquelle j'allais entrer. Je me suis lancé dans une entreprise qui m'a quelque part dépassé. Elle a une envergure géographique, spirituelle, historique qui a dépassé mes espérances. Il faut bien comprendre que j'ai voulu littéralement mettre les pas dans les pas de tous les protagonistes. Il y a donc des lieux que j'ai visités physiquement, comme le Camp des Milles, à Aix-en-Provence. Je me suis aussi retrouvé à arpenter certaines rues de Paris. J'ai fait également deux voyages à Auschwitz qui m'ont vraiment bouleversé.
Et puis, il y a des lieux que je ne pouvais pas atteindre. Je pense à un camp de concentration dont je parle dans le livre, qui était encore plus éloigné que celui d'Auschwitz. Là, j'ai dû trouver des informateurs en Pologne pour obtenir des photos de cet endroit. Et puis, il y a des lieux que j'ai visités virtuellement : certaines avenues, certaines rues, je les ai cherchées et parcourues sur Internet. J'avais besoin, d’une certaine manière, de marcher aux côtés de chaque protagoniste. J’éprouvais la nécessités de savoir où ils avaient posé leurs pieds : j'ai voyagé pour m'imprégner de l’atmosphère propre à chaque espace connu des différents personnages.
Pourquoi les Cévennes ont-elles joué un rôle si singulier dans l’accueil des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Quel lien les protestants des Cévennes ont-ils avec les Juifs ?
C'est vrai que c'est peut-être la région de France où l'on a protégé le plus grand nombre de Juifs, par le village du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) et l’action du pasteur Trocmé. Il y a plusieurs explications à cela. D'abord le relief. C'est une région très difficile d'accès, connue pour la densité de ses forêts, pour ses vallées reculées, pour ses fermes et ses mas cachés dans les châtaigniers ou dans des recoins de collines. La topographie de la région est absolument idéale pour des activités clandestines et pour protéger des fuyards ou des citoyens en danger.
Ensuite, les Cévenols sont un peuple de résistants, fait d'hommes et de femmes courageux qui ont d'abord dû apprendre à affronter un relief extrêmement austère pour y aménager l'agriculture, et qui ont appris à se contenter de peu : les châtaigniers, « arbres à pain », ont fourni l’alimentation de base pendant de longues années. Enfin, il y a question spirituelle : cette région a été profondément marquée par le protestantisme. On pense à la guerre des Camisards, une autre déclinaison de l’esprit de résistance, associant courage et foi. J'ai souvent fait le parallélisme entre la figure des Camisards et la figure des Macchabées dans l'histoire d'Israël. Les deux groupes se refusaient à toute forme de compromis face au pouvoir et défendaient la Parole de Dieu, leur foi et leur liberté de croyance, même s'il fallait y perdre la vie. On retrouve chez les protestants des Cévennes le même attachement au texte biblique que chez les Juifs, ils vivent ainsi d’une même sève.
Quelles ont été les sources de l'engagement de votre grand-père ?
Sa foi. Il y avait chez mon grand-père un profond amour de l'autre. D'après ce que j'ai appris le concernant, il avait une capacité hors du commun à accueillir son prochain. J'ai eu de nombreux témoignages de toxicomanes ou marginaux qui s'étaient sentis toujours acceptés, et jamais jugés par lui. C'était un un homme de proximité plein de compassion et soucieux des autres. J'ai découvert d’ailleurs qu'il avait hébergé un petit garçon réfugié de la guerre d'Espagne à la fin des années 30. Mon grand-père accueillait toute personne qui passait et ma grand-mère se devait d'être une femme solide pour tenir une maison avec six enfants et pour recevoir à sa table, jour après jour, celle ou celui qui venait y chercher chaleur et amour.
Mon grand-père avait aussi la conviction profonde du destin unique et prophétique du peuple juif. Le verset qui a motivé son action a été cette promesse donnée par l'Éternel lui-même à Abraham : « Je bénirai celui qui te bénit ». Et c'était pour lui une évidence d'honorer Israël, prunelle des yeux de Dieu. Plusieurs figures bibliques majeures l'ont également profondément marqué. D'abord Ruth, la non-juive qui dit à sa belle-mère juive « Ton peuple sera mon peuple ». Cette idée d'alliance de la non-juive avec la juive, je la trouve très inspirante. Que serait en effet le christianisme sans le judaïsme ? Je crois que cette alliance a quelque chose à dire au monde d'aujourd'hui. Esther, quant à elle, une reine juive en terre étrangère, qui sait que son peuple est en danger, va prendre position, intercéder auprès de l'autorité politique, en l'occurrence le roi, pour le sauver et dénoncer l'injustice. Je crois que ce sont deux figures parfaitement actuelles dont l'histoire peut et doit résonner comme un appel.