« Celui qui n’est pas prêt à abandonner tout ce qu’il possède ne peut pas être mon disciple » (Luc 14.33). Aïe... On appelle cela le renoncement à soi, mais sans toujours savoir vraiment ce que renferme cette expression.
Heureusement que Luc nous livre une clé magnifique pour comprendre ce que signifie ce terme, juste à la suite de ce verset. Une clé en trois épisodes, au chapitre 15. Trois paraboles pour un même message.
Dans les deux premières paraboles, on trouve un scénario identique qui met l’auditeur de l’époque et le lecteur d’aujourd’hui sur les rails d’une juste interprétation de la troisième :
- à chaque fois, quelque chose est perdu – une brebis, une pièce
- à chaque fois, quelqu’un se met en marche, assidûment, éperdument, irraisonnablement pour retrouver ce qui a été perdu
- à chaque fois, quelqu’un renonce à lui-même
- à chaque fois, on fait la fête !
Deux questions pour commencer
En fait, j’ai parlé de « trois paraboles »... mais ce n’est pas le cas ! Jésus ne commence pas en disant : « Un berger avait 100 brebis. » Non. Il pose une question, une question rhétorique. Jésus va faire confiance à la logique humaine pour donner une des plus grandes leçons de son ministère.
Voici la première question rhétorique : « Si l’un de vous possède cent brebis et qu’il en perde une… n’abandonnera-t-il pas les 99 autres pour aller chercher celle qui est perdue… jusqu’à ce qu’il l’aie retrouvée ? » (Luc 15.4).
Réponse attendue : bien sûr !!! c’est clair ! Evidemment, tu nous prends pour qui ?
– Ok… Alors voici là deuxième question rhétorique : « Supposez qu’une femme ait 10 pièces d’argent, et qu’elle en perde une… ne s’empressera-t-elle pas d’allumer une lampe, de balayer sa maison et de chercher soigneusement dans tous les recoins jusqu’à ce qu’elle l’aie retrouvée ? » (Luc 15.9).
– Bien sûr, c’est clair ! Evidemment ! Tu nous connais !
– Ok… donc 1 animal sur 100, on y va. 1 pièce sur 10, on y va. Alors pourquoi, quand vous avez 1 frère sur 1 qui se perd, personne ne se lève ?
Boom…
Jésus a aiguillé ses auditeurs sur les rails qui mènent à cette question-là : comment se fait-il que personne ne se lève pour un frère ? Voilà la question sous-jacente qui alimente la troisième parabole.
Du coup on suit le frère cadet dans ses déboires : gaspillage, manque, famine, exploitation… sans que personne ne se lève.
Le monde à l'envers
Mais quand on vient de lire les deux paraboles précédentes, où on s’empresse d’aller chercher ce qui est perdu, on se dit : « C’est quoi, ce délire ? C’est quoi cette histoire ? C’est quoi cette parabole où un homme se perd et où personne ne va le chercher ? »
On se dit : « Au moins, quand on apprend qu’il y a une famine, quelqu’un de la famille se lèvera. Non ?!? – Non. »
Le frère cadet gardera des troupeaux de porcs, travail que tout bon juif refuserait. Il ira même jusqu’à désirer être à leur place pour pouvoir manger ce qu’ils mangent, sans que personne ne vienne à sa recherche.
– 1 animal sur 100, tu vas le recherchez ?
– Bien sûr ! tu nous connais !
– 1 pièce sur 10 aussi ?
– Mais oui Seigneur !
– Et 1 frère sur 1, non ? Et tout le monde trouve cela normal ?
Il n’est pas normal que personne n’aille chercher ce frère qui se perd ! On devrait trouver ça insoutenable ! Si on transposait le scénario de cette troisième parabole dans la première, l’histoire de la brebis perdue, cela nous ferait trop mal au cœur de la voir tomber d’une falaise, essayer de se relever, tomber dans une crevasse, être blessée, bêler à en perdre sa voix, avoir de l’herbe à perte de vue, mais juste trop loin pour s’en saisir... et que personne ne vienne ! Ce serait trop triste. On pleurerait.
Avec ces paraboles, Jésus réveille la conscience de ses auditeurs, les pharisiens de l’époque, les « nous » d’aujourd’hui. On croit tellement bien la connaître, cette parabole, qu’on en oublie son caractère choquant. Ce n’est pas normal que personne n’aille chercher cet homme qui se perd !
Celui qui n'a pas bougé
Reste à savoir qui aurait dû partir à la recherche du frère cadet ? Et là on se rend compte que le seul qui pouvait le faire, c’était le grand frère. Il y a deux raisons à ça. D’abord c’est son rôle ! Dans la mentalité juive, le grand frère est le gardien du petit, dès la première fratrie de l’histoire de l’humanité.
Ensuite le grand frère doit agir parce que, dans cette histoire, le père n’a plus rien. Plus. Rien. Il a tout partagé, tout remis à ses enfants !
Le père vit là où son fils possède tout : maisons, terres et bétail. Il dit : « Tout ce que j’ai est à toi » (Luc 15.31). Et c’est vrai ! Du coup, il n’a plus rien, le Père. Plus d’argent pour partir chercher le fils perdu, plus d’argent pour entreprendre le voyage. Raison pour laquelle il reste à la maison… en attente.
C’est donc le frère aîné qui aurait dû aller chercher le fils prodigue. Il aurait pu dire : « Père, mon frère a été stupide. Il t’a déshonoré publiquement. Il ne voulait plus de toi. Il a gâché sa vie. Et, le connaissant, avec cette famine, j’imagine qu’il est mal. Je vais aller le chercher pour le ramener à la maison, Papa… et quand je l’aurai trouvé, on reviendra, on mangera le veau gras, et on fera la fête, d’accord Papa ? »
Voilà ce que le grand frère aurait dû faire... se mettre en mouvement. Il aurait pu se lever, chercher et retrouver celui qui était perdu, vivre une aventure… Imagine la joie dans son cœur le jour où il revient avec son frère cadet vers son Père ? Seulement il ne bouge pas. Il n’agit pas comme l’ont fait le berger et la femme dans les deux premières paraboles. Il ne renonce pas à lui-même.
Un renoncement joyeux
Renoncer à soi-même, pour Jésus, ce n’est pas renoncer au plaisir de la fête ! Ce n’est pas non plus renoncer à la joie d’une âme heureuse et guérie, parce que dans chaque histoire il y a de la joie ! Du banquet ! De la musique ! Des danses !
Renoncer à soi-même, ce n’est pas se brimer, se priver, se blinder de tout ce qui pourrait te faire plaisir. Agir ainsi relèverait du stoïcisme... pas du christianisme !
Renoncer à soi-même, selon cette leçon magistrale de Jésus, c’est être d’accord – et même heureux – de quitter momentanément ce que j’ai, pour retrouver celui qui l’a perdu ou gaspillé ; puis de le partager à nouveau avec lui, dans une joie indescriptible.
Renoncer à soi-même, cela ne vise pas le manque, la perte, le dénuement ou l’interdiction… Dans le renoncement à soi-même, on vise la joie ! Une joie d’autant plus grande qu’elle est partagée.
Le grand frère a tous les moyens, tout l’attirail, tout l’équipement. Mais il lui manque la pièce essentielle : le renoncement à soi. Ce renoncement qui te met en mouvement, qui t’ouvre à l’autre, te permet de le retrouver et de te réjouir pour lui et avec lui, parce qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé.
Le grand frère a tout, sauf le cœur. Du coup, il ne bouge pas. Il ne vit rien. Personnage-type du sel insipide, il a tout, mais il n’est pas prêt à renoncer à ce qu’il a pour chercher et trouver celui qui l’a perdu. Comme disciple, il est inutilisable. Comme sel, il est insipide.
Tellement insipide que, ce soir-là, il ne participera pas à la plus grande fête jamais organisée dans son village ! Tu as envie de lui demander : « Tu fais exprès ou quoi ? Il y a la fête ! C’est juste là ! Il y a tout le monde ! Même ton frère ! Et la seule excuse que tu nous donnes, ce soir, c’est d’avoir toujours obéi ? (Luc 15.29) Eh bien continue alors !!! Entre ! Viens ! C’est quoi cette excuse ? »
Toi le grand frère, ton problème, ce n’est pas que tu as toujours obéi. Ton problème, c’est que le bœuf engraissé t'appartient, et cela te fait trop mal de le partager avec quelqu’un qui ne le mérite pas. Ton problème, c’est que ton cœur est fermé.
Etre disciple, c'est renoncer
« Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, et qu’il me suive », dit Jésus. Il est impossible d’être disciple du Christ sans renoncer à soi-même. Et c’est logique, en fait, puisque la première chose qu’il a faite, lui, c’est de renoncer à lui-même.
Il est allé voir son Père, en disant : « Père, tu sais quoi ? Je vais aller chercher tes fils qui ont fait n’importe quoi avec ce que tu leur as donné. Je vais les trouver et les ramener. J’en assumerai les frais, même s’ils sont importants, parce que je vois que tu les aimes, et que tu aimerais tant les avoir avec toi, autour de ta table. Alors j’y vais, Papa… attends-moi. Je reviendrai. Avec eux. Tu peux déjà mettre la table ! »