Né en 1740 à Strasbourg, Jean-Frédéric Oberlin a développé tôt la vision d’un Evangile prenant en compte la personne humaine dans sa totalité. En défendant de pair formation et progrès social, il a par la suite eu une influence considérable sur les pionniers du Réveil.
Il est né le 31 août 1740 dans une maison occupée actuellement par le pâtissier Christian, rue de l’Outre à Strasbourg. A proximité se trouve la grande cathédrale catholique, avec son horloge astronomique et son jeu d’automates. Enfant, Jean-Frédéric a été baptisé à l’église Saint-Thomas, une église qualifiée en Alsace de « cathédrale du protestantisme », là même où en 1524 fut célébré le premier culte en langue vernaculaire. Ce temple est alors assigné au culte luthérien, statut qu'il conservera malgré l'annexion de l'Alsace par la France catholique.
Cette tension entre catholiques et protestants imprègne l’histoire de la famille de Jean-Frédéric. Du côté paternel, il est issu d’une famille de boulangers ancrée en Alsace depuis 1575. Originaires de Colmar, les Oberlin ont été contraints de s’établir à Strasbourg du fait de la Contre-Réforme et de la misère consécutive à la guerre de Trente Ans. Celle-ci opposa, de 1618 à 1648, les Habsbourg, soutenus par l’Eglise catholique, aux Etats allemands protestants, soutenus notamment par la France, bien qu’elle-même pays catholique. Oberlin père devient professeur au gymnase protestant. Sa femme, Marie-Madeleine Felz, vient d’une vieille famille strasbourgeoise au sein de laquelle on trouve plusieurs pasteurs.
Le fils Oberlin s’est formé dans diverses disciplines. Tout en gagnant sa vie comme précepteur dans la famille du docteur Ziegenhagen, il y apprend les rudiments de la médecine. Il s’apprête à répondre à un appel pour devenir aumônier militaire, charge qui convient bien à son tempérament d’homme d’action, quand on lui demande d’être le pasteur de la paroisse de Waldersbach, qui comprend les cinq villages du Ban-de-la-Roche et trois hameaux, à une quarantaine de kilomètres de Strasbourg. Nous sommes en 1767, Jean-Frédéric a 27 ans.
Tissage à domicile
Dans ce XVIIIe siècle, le Ban-de-la-Roche est une contrée marquée par un climat très rude, une terre aride. La sous-alimentation y est menaçante. L’isolement des villages est encore accentué par une particularité linguistique : on y parle un patois roman dans une zone majoritairement germanophone.
Au fil des ans, le pasteur Oberlin s’investit dans cette région et, soucieux d’améliorer les conditions de vie de ses paroissiens, œuvre en faveur d’un développement tant spirituel qu’économique et social. Dans la capitale, la Révolution gronde. En Alsace, Jean-Frédéric réalise vite que les hommes et les femmes à qui il s’adresse ne vivent pas de paroles seulement, mais de seigle, de pommes de terre, de lait et de fromage... qu’ils doivent arracher avec obstination et acharnement leur pain quotidien à un sol ingrat et exigeant.
Concrètement, Jean-Frédéric s’attelle d’abord à favoriser l’industrie du tissage à domicile. A cette époque, on file en chambre avec de simples rouets. Cette activité dans les fermes évite de « délocaliser » les gens en usine et permet aux habitants de garder leur activité agricole. Si toute la région en bénéficie dans un premier temps, ce début de prospérité va être de courte durée. Une filature mécanique s'installe en effet en 1810 à Schirmeck, à dix kilomètres de là, et ruine en quelques années tous les espoirs des fileurs à domicile.
Jean-Frédéric ne se décourage pas. Il désenclave la vallée en initiant des travaux collectifs pour améliorer les voies de communication. Des routes et des ponts se construisent, comme le « pont de Charité », construit grâce à des dons privés. Le pasteur Oberlin contribue à améliorer aussi l’agriculture par l’introduction de cultures nouvelles, comme la plantation d’arbres fruitiers et le développement de l’usage de l’engrais. Il introduit de nouveaux plants de pommes de terre, en particulier la fameuse « Ban de la Rochoise », prisée sur les marchés de Strasbourg, et qui devient une ressource économique importante. Il porte également ses efforts dans l’élevage, et entreprend d’améliorer la race bovine... jusqu’à recevoir en 1818 la médaille de la Société d'agriculture de France ! Ce pasteur d’un nouveau type s’attache encore à créer une caisse d’emprunt – l’ancêtre des mutuelles agricoles. Cette banque prête de petites sommes sans intérêt et la caisse d’amortissement aide les paroissiens endettés à se libérer progressivement de leurs arriérés financiers.
Education préscolaire
Grand lecteur, il met à la disposition de la population une bibliothèque de prêt, une des premières de France. Tout un chacun peut venir y emprunter des livres d'agriculture, d'histoire, d'hygiène, de botanique... et des livres spirituels, bien évidemment. Lui-même aime étudier et il répertorie l’ensemble de la flore locale. Dans un herbier, il recense le nom des plantes en latin, en français, en allemand, en alsacien ou encore en patois. Il diffuse le résultat de ses recherches en réalisant des fiches pédagogiques. Certaines plantes sont médicinales, de sorte qu’il crée dans son presbytère, en 1770, une pharmacie dite « de charité ». Il y délivre gratuitement des remèdes et des plantes médicinales, ainsi que des conseils relatifs à l’hygiène et à l’alimentation.
Jean-Frédéric Oberlin est enfin considéré comme un précurseur de l’éducation préscolaire institutionnelle en Europe. S’il s’inscrit à l’origine des écoles maternelles et des jardins d’enfants, il met en place pour les plus grands un système scolaire complet, qui assure aux enfants – garçons et filles – l’enseignement du français, du calcul, de la géographie, de l'astronomie, de l'économie familiale et rurale pour les plus âgés. Influencé par la tradition piétiste et morave (1) dont il se sent proche, il crée en 1769 les premiers « poêles à tricoter » qu’il confie à des « conductrices de la tendre enfance », soit à des femmes. Ce système pédagogique centré autour du tricotage, a l’avantage d’accaparer les mains et de rendre les enfants intellectuellement disponibles et attentifs. Dans tout ce qu’il entreprend, ce pasteur vise à rendre l’être humain autonome et responsable de son histoire. C’est ainsi qu’il a même proposé des cours du soir aux agriculteurs et à leurs épouses, ainsi que des formations de menuisiers, charrons, serruriers, sages-femmes aux jeunes à l’extérieur de la paroisse.
Des liens concrets entre terre et ciel
De l'apprentissage de la lecture à l'histoire naturelle, de la musique à la création de caisses de secours, il s’est ainsi engagé pendant soixante ans dans un combat sans repos pour le progrès spirituel, sanitaire, éducatif et économique des hommes, femmes et enfants dont il avait la charge pastorale. Dans le musée qui porte son nom dans le village de Waldersbach, un tableau polychrome dessiné de sa main représente des courbes descendantes et ascendantes. Un œil avisé y perçoit la préoccupation du pasteur Oberlin de tisser des liens concrets entre la terre et le ciel : « Plus je m'engage dans mon milieu de vie, plus je réalise ma vocation humaine et spirituelle », a-t-il écrit.
Il a d’ailleurs laissé en manuscrit des sermons, écrits dans un style très simple et familier. Dans l’un d’entre eux, il proclame : « Ce n’est pas en sommeillant, en causant, s’amusant, fumant, badinant, raillant, en amassant des biens terrestres, qu’on avance et qu’on entre par la porte étroite ; c’est en cherchant avec crainte et tremblement à demeurer avec ses pensées et désirs en Jésus-Christ et à conserver et garder sa parole et son cœur pour y conformer toutes nos affaires dans cette vie. O vous qui avez l’ardeur bouillante, avancez et animez-vous de plus en plus. Bientôt vous verrez quels fruits inconcevables vos efforts auront produits. »
Pendant son pastorat, le Ban-de-la-Roche devient aussi un centre de colportage biblique. Premier pasteur français à entrer en contact avec la Société biblique britannique et étrangère, il s’est en effet approvisionné en milliers d’exemplaires de Bibles et de Nouveaux Testaments qu’il a par la suite distribués. Henri Oberlin, son fils, a d’ailleurs été colporteur biblique plusieurs années dans le sud de la France, avant de devenir pasteur à son tour.
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Jean-Frédéric Oberlin meurt en 1826, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Son corps est enterré au village de Fouday, commune du département du Bas-Rhin, dans la terre même qu’il s’est occupé à travailler pour le bénéfice de tous.
François Sergy
Ce récit est paru dans: Gabrielle Desarzens et alii, Figures évangéliques de résistance, Dossier Vivre no 35, 2013, 140 p. A commander ici.
Note
1 L’Eglise morave développe à l’époque sa propre doctrine. Elle prône notamment l’importance de l’éducation et dénonce l’intolérance religieuse.