Vivre – Donald Trump semble à nouveau le candidat favori des évangéliques blancs, malgré ses poursuites judiciaires et l'affaire du Capitol. Comment l’expliquez-vous ?
Matthieu Sanders – Il me semble que, au cours de la première campagne présidentielle de Donald Trump, une « bascule » s’est produite, qui s'est étendue à une large partie du monde évangélique comme un jeu de dominos. Dans leur majorité, les évangéliques blancs ont décidé que, même s'ils n'appréciaient pas le personnage, celui-ci constituait un moindre mal et pouvait les soutenir dans des causes comme l'opposition à l'avortement, la promotion des écoles privées ou la nomination de juges conservateurs à la Cour Suprême.
A partir du moment où ils ont décidé que le jeu en valait à la chandelle, ils ont commencé à justifier, l'une après l'autre, les outrances du président, par une logique du type : « Cela reste moins grave que l'avortement »... « Je préfère accepter des tweets désagréables, mais avoir une politique favorable à notre liberté religieuse »...
Mais, ce qui a commencé par une sorte de tolérance intéressée s'est peu à peu mué en vraie adhésion chez une majorité d'évangéliques américains. Par exemple, John MacArthur, un pasteur assez connu, était opposé à Trump lors de la première campagne présidentielle. Aujourd'hui, il le soutient ouvertement.
Les évangéliques se sentent de plus en plus marginalisés dans une culture qui s’éloigne toujours plus de certaines valeurs chrétiennes. Par un discours populiste et anti-élites, Donald Trump leur donne le sentiment d'avoir un homme fort qui les défend.
Je pense que ce phénomène est dû en partie à un contexte américain très particulier : les évangéliques, nombreux et attachés aux supposées « racines chrétiennes » du pays, rêvent encore d'avoir un pays qui leur ressemble... Les évangéliques européens, eux, partent du principe qu'ils sont minoritaires et à contre-courant.
Certaines personnalités appellent-elles à choisir un autre candidat républicain pour les représenter ?
Oui ! Certains comme le théologien baptiste Russell Moore, éditeur en chef de Christianity Today (CT), a depuis longtemps pris ouvertement position contre Donald Trump. On peut aussi citer Beth Moore (sans lien de parenté avec Russell), célèbre autrice d'études bibliques destinées aux femmes, qui a pris position très tôt contre Trump, ce qui lui a valu bien des critiques. Une intellectuelle, pourtant conservatrice, comme Karen Swallow Prior s'est également insurgée contre le 45e président.
D'autres sont plus discrets, mais n'ont jamais participé au militantisme pro-Trump et ont souvent exprimé leur opposition à l'un ou l'autre moment. C'était le cas du défunt Timothy Keller, ou encore de pasteurs et théologiens comme John Piper ou Matt Chandler. L'aile plus « progressiste » du monde évangélique est souvent anti-Trump, ainsi que nombre d'évangéliques non-blancs.
Qu'en est-il parmi les évangéliques noirs et latinos ?
Un sondage a montré que 69 % des évangéliques qui s'identifient comme Noirs avaient voté pour Joe Biden en 2020 (1). Chez les latinos, la tendance anti-Trump est moins nette. Le même sondage indique toutefois que les latinos étaient 58 % à voter pour Biden en 2020. Il y a donc une forte corrélation entre l'origine ethnique et la préférence politique.
Que répondrait un évangélique américain à un évangélique européen qui trouverait Donald Trump arrogant et irrespectueux ?
On trouve parmi les évangéliques qui votent Trump deux types de réponses à cette objection, une de « concession » et une d'« adhésion ».
La première : « Je n'apprécie pas non plus la manière dont il s'exprime parfois, mais nous n'avons que deux options crédibles. Et l'autre camp, le parti démocrate, défend ouvertement le droit illimité à l'avortement, l'idéologie LGBT et notamment transgenre. La direction fondamentale que prend le pays est en jeu. Voter démocrate, c'est voter pour le triomphe d'idéologies non-chrétiennes ».
La seconde : « Cela me convient très bien que Donald Trump soit irrespectueux des élites qui nous veulent du mal, qui veulent détruire les racines chrétiennes de notre pays et nos libertés fondamentales ».
Il est vrai que l'alternative politique binaire et la polarisation du pays explique en partie le soutien à Trump. Par exemple, les démocrates ne se contentent pas de soutenir le droit à l'avortement. Ces dernières années, ils en ont fait une cause essentielle et identitaire.
Il me semble qu’il existe une autre voie. Les évangéliques pro-Trump pourraient refuser de « jouer le jeu » de cette polarisation et accepter d'être « étrangers et exilés » dans un monde politique qui défend de part et d'autre des idéologies incompatibles avec l'Évangile – ici l'idéologie transgenre ; là le nationalisme xénophobe.
Pourquoi Ron De Santis et Ted Cruz ne réussissent-ils pas à récolter les suffrages évangéliques ?
De tels profils conservateurs, plus classiques, auraient pu emporter l'adhésion des évangéliques si Donald Trump n'avait pas été là. Mais ce dernier exerce une forme de fascination irrationnelle et est parvenu à incarner de façon quasi exclusive la droite américaine. Alors même que certaines de ses prises de positions, comme l'isolationnisme, le protectionnisme et son soutien au mariage gay, s'éloignent des idées traditionnelles de cette droite !
Sur quelles politiques du premier mandat de Donald Trump les évangéliques blancs étaient-ils alignés ?
La nomination de juges conservateurs à la Cour suprême, sa participation – inédite pour un président américain – à la Marche pour la vie et le soutien quasi inconditionnel à Israël (qui est toutefois une constante de la politique américaine, quel que soit le parti à la Maison Blanche). La défense incantatoire des « valeurs chrétiennes » du pays a également joué un rôle important.
De façon assez incompréhensible pour des évangéliques non-Américains, le soutien de Trump au droit illimité au port d'armes est partagé par de nombreux évangéliques blancs. Beaucoup de chrétiens américains voient dans le port d'armes une question de principe, face au risque d'une dérive autoritaire de l'État qui, un jour, pourrait devenir dictatorial ou persécuteur. Cette façon de voir est ancrée dans l'histoire et la culture du pays.
Concernant la défense de la liberté religieuse, Donald Trump a-t-il donné satisfaction aux évangéliques ?
Oui, dans les faits, parce que par « liberté religieuse », ils entendent souvent « liberté accordée aux chrétiens ». Les tentatives de Donald Trump d'interdire – temporairement selon lui – l'entrée sur le territoire américain aux personnes musulmanes sont incompatibles avec une vision cohérente de la liberté religieuse.
En 2020, Donald Trump s'est déclaré « chrétien non confessionnel ». Que sait-on de sa foi et de sa pratique religieuse ?
Il se considère comme chrétien sur le plan « identitaire ». Mais il a montré plus d'une fois son ignorance de la Bible et de la doctrine chrétienne. Il est l'un des présidents les moins pratiquants de l'histoire des États-Unis. Il n'a pas d'Église identifiable et se rend rarement au culte, contrairement à ses prédécesseurs.
Propos recueillis par Sandrine Roulet
(1) www.christianitytoday.com/news/2020/september/evangelical-white-black-ethnic-vote-trump-biden-lifeway-sur.htm