Pourquoi retirez-vous définitivement votre livre de la vente et acceptez-vous les mesures provisionnelles de la justice zurichoise ?
Du point de vue judiciaire, cette affaire risque de durer très longtemps et de coûter très cher. En fait, tout tourne autour du consentement. J’ai beau prouver que je côtoyais de près 14 des 21 plaignants et que j’étais intégré et le bienvenu. Comme je n’ai pas le consentement « express » de chacun, il est possible en justice qu’à la toute fin un juge dise que je n’ai pas réussi à lui prouver que j’avais le consentement de tous.
Donc le livre ne peut pas exister sous cette forme. Il nous faut accepter ce jugement provisionnel. Nous renonçons à diffuser ce livre, mais nous réalisons une exposition sans les photos des protagonistes qui ont porté plainte. Et c’est, à mon sens, sur le terrain artistique que peut vraiment se créer le débat, non sur le terrain judiciaire.
Votre éditeur a-t-il facilement accepté d’entrer dans une telle démarche ? Du point de vue pécuniaire, c’est une perte sèche…
In Jesus’Name a été financé par l’Office fédéral de la culture et par différentes instances de soutien à la culture… Au moment de produire le livre, les dépenses occasionnées par sa réalisation étaient quasi couvertes, sinon la question se poserait en d’autres termes.
Pour mon éditeur, ce serait une perte bien plus lourde s’il devait traverser tout le procès, sans soutien financier et juridique. On parle là de sommes qui avoisinent plusieurs centaines de milliers de francs. ICF a peut-être accepté d’entrer dans un tel procès parce que les « visiteurs » de cette Eglise étaient particulièrement nombreux à porter plainte.
Parmi les photos qui font l’objet d’une plainte, il y a celle où l’on voit une jeune femme qui tient un micro et qui est très émue…
Il y a 19 images à propos desquelles une plainte a été déposée. Effectivement, celle-ci est du nombre. Il s’agit d’une photo qui a été prise lors d’un baptème au Celebration Hall d’ICF à Zurich, dans l’ancien bâtiment…
Et on peut imaginer que cette femme est en train de parler de ce qui l’a amenée à la foi chrétienne ?
Pour moi, c’était une image importante. Lorsqu’on a entre 35 et 40 ans, ce n’est pas rien de se faire baptiser. Ce jour-là, je suis autorisé à photographier par les « managers » d’ICF. J’observe ce qui se passe et il y a effectivement une charge émotionnelle forte dans cet instant. La notion de l’intime doit être passée à la loupe au sein d’ICF. Vous voyez à l’arrière-plan de cette image des témoins qui filment et qui photographient ainsi que des écrans qui diffusent son visage en direct. Rien à voir donc avec un huis-clos, loin des regards de personnes extérieures.
Pour moi, il s’agit d’une image en accord avec ce que les « visiteurs » d’ICF racontent lorsqu’ils se font baptiser. Ils laissent symboliquement leur passé dans l’eau du baptême.
Avez-vous approché cette personne pour lui demander si elle acceptait que vous publiiez cette photo ?
Non, c’était une célébration de baptêmes en série. A partir du moment où j’avais l’autorisation du staff d’ICF, je n’ai pas jugé bon de le faire. Mais en justice, c’est l’un des points qui pose problème. L’autorisation d’un tiers, en l’occurrence du staff d’ICF, ne dispense pas d’obtenir l’autorisation de l’individu photographié.
L’Eglise qui a soigneusement orchestré ces plaintes a tenu compte de ce fait aussi. Elle sait très bien que ce n’est pas parce qu’elle donne une autorisation que je peux publier une photo d’individus.
Quelle autre photo fait problème ?
Ce qui est intéressant, ce sont les descriptions de ces images, qui ont été transmises à la justice par l’avocat des plaignants. Le baptême est apparemment une notion très importante dans le milieu évangélique. Les visiteurs d’ICF le font souvent assez rapidement et peu importe la forme. Nous sommes dans un camp d’hiver et il est difficile d’aller dehors dans une rivière pour baptiser quelqu’un, alors ils le font à l’intérieur...
Il s’agit d’une photo où on voit une jeune femme en train d’en baptiser une autre dans une baignoire pleine d’eau…
On rompt ici avec les mises en scène religieuses traditionnelles. Dans cette petite salle de bain, il y a plusieurs snowbords appuyés contre le mur en arrière-plan. On voit cette fille à genoux dans la baignoire, toute habillée. Elle est accompagnée par une jeune pasteure.
Sur le moment, tout le monde se photographiait. J’ai photographié cette jeune femme de dos, au même titre que d’autres. Dans la description de l’image côté plaignants, on me reproche de mettre en évidence qu’ICF s’adonnerait à des baptêmes de manière peu organisée ou dans des conditions qui ne sont pas adéquates, alors que c’est justement cela qu’ils mettent avant : le fait qu’ils peuvent pratiquer ce rite de manière inattendue.
Avez-vous informé ICF que vous renonciez à diffuser votre livre ?
Oui, cela a été fait par avocats interposés aux alentours du 28 mars.
Et comment cette communauté a-t-elle réagi ?
En fait, tout reste au niveau des avocats. Personnellement, j’ai envie de retourner dans cette Eglise, de pouvoir en parler, de projeter ces images, de donner ma lecture et d’entendre la leur, puis de voir ce qui a pu poser problème, pour que finalement on grandisse tous.
Si vous aviez à revisiter cette tranche de votre vie, feriez-vous quelque chose différemment ?
Je communiquerais davantage encore avec les personnes photographiées. Sur les 21 plaignants j’en connais 14 et sur ces 14, il n’y en a que la moitié qui était vraiment au fait du type de livre que j’étais en train de faire… Ils ont tout de même porté plainte et cela me pose problème ! Par contre avec les 7 autres, j’aurais peut-être dû davantage expliquer qui j’étais et encore plus affirmer mon regard. Je n’étais pas là pour faire la communication d’ICF, mais pour poser mon regard sur leur réalité.
Mes prochains travaux me demanderont encore plus d’énergie pour faire entendre qui je suis au moment des prises de vue. Non pas soumettre mes images, ni faire signer des décharges, mais créer du relationnel entre photographiés et photographe, pour que les choses ne soient plus aussi problématiques.
Du pont de vue judiciaire, comment les choses vont-elles se poursuivre ?
Nous acceptons de ne pas faire exister ce livre. Néanmoins l’avocat de la partie adverse a entré un dossier de plainte. Il dit que la mesure que nous prenons n’est pas très claire. A partir du moment où le dossier sera analysé par la justice, nos avocats en seront avisés… Personnellement, j’espère qu’il n’y aura pas d’autre comparution, que cela va se régler par des écritures d’avocats et que nous trouverons un terrain d’entente, compte tenu du fait qu’ils ont eu gain de cause.
Personnellement, aimeriez-vous renouer le contact avec les responsables d’ICF ?
Oui, absolument. J’étais à Zurich ces derniers temps et j’aurais bien voulu rencontrer dans le tram l’un ou l’autre, pour pouvoir parler avec eux à masques déposés. Personnellement, je n’ai aucun problème de conscience. J’ai toujours été en accord avec eux du début à la fin par rapport à ce travail photographique. Je n’aurais aucun problème à les entendre et à discuter. Je pense qu’il faut le faire et je m’en réjouis.
Propos recueillis par Serge Carrel
Autre article en lien ce sujet: "Polémique autour d'ICF: le regard de Philippe Gonzalez, sociologue des médias".