« J'ai grandi dans la forêt vierge bolivienne comme fille de missionnaires, en Amazonie, auprès des Indiens Chiquitanos. Sur la base de Tumi Chucua, on nous a fait, à nous, enfants, des choses terribles. » Christina Krüsi, 45 ans, est sortie de son silence. Elle vient de publier l'histoire des abus qu'elle a subis de 1974 à 1979 (1), où elle raconte avoir été violée régulièrement de 6 à 11 ans par des missionnaires qui travaillaient avec ses parents pour l'ONG Wycliffe.
Tout a commencé lors d'une fête d'Halloween, quand plusieurs hommes l'ont attrapée, elle et des camarades, et les ont violées. « Un mal indescriptible est intervenu entre mes jambes, j'ai vu tout noir », se souvient-elle. Devenue « esclave sexuelle » comme 16 autres enfants, elle témoigne avoir été abusée pendant des cours de piano, comme par le directeur de leur école de brousse, et même pendant les leçons d'école du dimanche. « Il n'y avait pas d'échappatoire. »
Le silence pendant de longues années
Née en Suisse, Christina est le deuxième enfant sur six de missionnaires qui se sont impliqués dans le travail de Wycliffe en Bolivie. Leur mission : traduire la Bible en chiquitano. La station missionnaire de Tumi Chucua, aujourd'hui habitée par la population locale, hébergeait alors les traducteurs avec leur famille ainsi que du personnel d'appui : instituteurs, imprimeurs, personnel administratif et médical. En tout, elle abritait de 40 à 60 adultes et de 25 à 30 enfants.
Après 13 ans sur le terrain, quand Christina était âgée de 11 ans, la famille est rentrée en Suisse. Christina a pu enfin se sentir en sécurité, mais dit avoir perdu son enfance. Menacée par ses abuseurs, elle n'a jamais réussi à parler des viols répétés qu'elle a endurés, même si des symptômes comme l'arrêt de la parole ou l'énurésie ont alerté ses parents.
A 35 ans, elle affronte son enfer
A 19 ans, elle se marie dans son cercle ecclésial et a par la suite deux enfants. Mais ses souvenirs reviennent la hanter. En 2003, elle s'effondre et décide d'affronter cet enfer qui l'a souillée et de ne plus être victime : elle se confie enfin à une amie. Son couple n'y survit pas, mais Christina se libère d'un poids énorme. Elle se forme alors notamment en management, tout en confirmant ses talents d'artiste-peintre et de sculpteur. Si ses œuvres reflètent ses cauchemars d'autrefois, elle dit avoir connu une libération au travers de son livre et s'être réconciliée avec son passé.
Ses parents et elle ont en effet pu se dire s'aimer sans condition, écrit-elle, en dépit de ce qu'ils n'ont pas compris ou réussi à être les uns pour les autres. Et Christina indique à la fin de son livre être reconnaissante d'avoir retrouvé la foi, « non pas celle qui m'a été enseignée enfant, mais ma foi en l'espérance et en l'amour ». Elle a créé une fondation pour la protection de l'enfant (2) et projette, dans un but de prévention, de faire un film à partir de son témoignage.
Un grand choc chez Wycliffe
A Bienne, le directeur de Wycliffe Suisse, Hannes Wiesmann, indique avoir été informé en 2007 officiellement de l'affaire en question et que ce fut un grand choc pour l'ONG. « On a réagi immédiatement en établissant des règlements pour la protection des enfants », déclare-t-il. Sur le champ missionnaire, une grande sensibilisation est en effet entreprise aujourd'hui auprès des enfants comme auprès des adultes. L'ONG a décidé de préciser quels comportements sont jugés corrects ou non, et comment réagir en cas de contacts inappropriés (voir encadré). Le directeur ajoute ne pas avoir pu porter plainte contre les abuseurs – des Américains – au vu du temps qui s'est écoulé depuis... et parce que les crimes n'ont pas été commis sur le sol des Etats-Unis ! « Mais les rapports et les noms des personnes incriminées ont été déposés auprès des autorités compétentes. »
Gabrielle Desarzens
Notes
(1) Christina Krüsi, Das Paradies war meine Hölle, Als Kind von Missionaren missbraucht (Le paradis était mon enfer, Abusée enfant par des missionnaires), Munich, Droemer Knaur, 2013, 284 p. Ce livre n'est disponible qu'en allemand.
(2) Voir le site.