Samedi 20 janvier, pour sa quatrième journée d’études, le Réseau des scientifiques évangéliques (RSE) s’est attaqué de front à la question de l’origine de l’homme – sans doute à la fois la plus délicate et la plus fondamentale qui se pose à l’articulation de la philosophie, de la science et de la foi. La rencontre a rassemblé à Paris 110 personnes de tous âges pour une journée des plus passionnantes. Mais qui s’imaginait trouver une réponse simple et définitive en sera revenu quelque peu frustré... Tel était sans doute le motif d’une remarque d’un participant lors de la table de ronde, qui évoquait le sentiment de confusion qu’avaient pu amener les exposés !
Le débat création-évolution est clos...
Lydia Jaeger, spécialiste des rapports entre foi et science avec une triple formation en physique, en philosophie et en théologie, figure de proue du réseau, a ouvert et fermé la rencontre – non sans exercer entre deux le rôle ingrat de gardien du temps, pour des intervenants de grande qualité qui auraient sans doute chacun pu occuper toute la journée ! Vous devinerez que ces quelques lignes peuvent difficilement refléter la richesse des réflexions proposées...
Le cadre est posé : la question de l’évolution a été traitée il y a deux ans, et on ne va pas rouvrir le débat création-évolution. On se posera la question de l’origine en acceptant la continuité entre l’homme et l’animal. « Que nous osions aborder ces questions délicates témoigne de la maturité de notre réseau, souligne Lydia Jaeger. Il s’agit de tirer parti de toutes les disciplines de la science et de la théologie, chacun parlant dans son propre domaine de compétences. Mais attention à la tolérance molle : en tant qu’évangéliques, nous croyons que ce que dit l’Ecriture est vrai. »
Il y a donc au départ un acquis scientifique : celui de la continuité évolutive entre le règne animal et l’humain, avec la difficulté inhérente de situer le début de notre espèce humaine actuelle. Théologiquement, comment alors situer le « couple originel » ? Peut-on abandonner l’existence historique d’Adam et Eve sans perdre la solidarité avec le salut dans le Nouvel Adam ? Faut-il comprendre la chute comme située dans l’histoire et précédée d’une période de communion parfaite avec le créateur ?
Gn 1-11 : une ossature historique et un langage figuratif
Dans la première intervention, Matthieu Richelle, docteur en philologie et professeur d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE), nous a présenté une brillante étude des onze premiers chapitres de la Genèse. Les très nombreux parallèles avec divers mythes d’Egypte et de Mésopotamie laissent entendre que l’auteur connaissait ces textes. Mais il les reprend avec une originalité étonnante. L’une de ces particularités, est celle du premier péché, qui gouverne la logique d’ensemble de Gn 1-3. Tout l’ensemble Gn 1-11 est rempli d’éléments figuratifs, et diverses citations dans l’Ancien Testament même montrent qu’il était reçu de manière symbolique. Il présente néanmoins une unité d’ensemble très significative – malgré la multiplicité d’origine de ses péricopes. Cette unité conduit l’interprétant à reconnaître une ossature historique exprimée librement dans un langage figuratif. A la « question à 1000 francs : jusqu’où va le langage figuratif ? », notre orateur ne se hasarde pas à donner de réponse définitive...
« Out of Africa »
Les deux interventions suivantes étaient le fait de deux scientifiques. Marc Godinot (catholique) est paléontologue et spécialiste des primates. Nicolas Ray (membre de l’Eglise évangélique La Fraternelle à Nyon, FREE) est un spécialiste de la génétique des populations. Ils ont fait le point des données actuelles sur l’origine de notre espèce. Dans le foisonnement des branches de l’arbre évolutif et la diversité des modèles dans la reconstruction de cet arbre, un débat de fond anime la recherche : celui entre un modèle « polygéniste » (notre espèce serait apparue progressivement et simultanément sur trois continents, avec des échanges génétiques multiples), et un modèle « monogéniste » (l’Homme moderne aurait une origine africaine unique et plus récente, située entre 100’000 et 200’000 ans). Dans sa brillante conférence, Nicolas Ray a expliqué l’apport des analyses génétiques récentes, basées sur le séquençage de l’ADN (y compris de très anciens spécimens), et de leur corrélation avec l’analyse des populations dans le monde. Pour qui comprend la portée de ces études, l’appartenance de l’homme à la lignée animale ne fait plus de doute. Les modèles qui en découlent corroborent de manière marquée, mais pas encore définitive, l’hypothèse de l’origine africaine de l’humanité, à partir d’un unique groupe réduit à quelques milliers d’individus. De là, l’espèce s’est répandue en Asie (vers -70’000 ans), vers l’Europe (vers -40’000 ans) et vers l’Amérique (par le détroit de Béring vers -15’000 ans).
Adam, où es-tu ?
Où situer alors le premier homme de la Genèse ? Denis Alexander aborde cette question avec beaucoup d’humilité. Biochimiste anglais, ce spécialiste des questions de relations entre science et religion, a publié en 2001 un ouvrage de référence en la matière, qui démonte pas à pas sur le plan historique le mythe classique du conflit entre science et foi (1). Il dirige l’Institut Faraday en Angleterre, qui travaille dans le même esprit que le RSE. Il s’agit d’abord d’éviter, nous dit-il, le piège du « concordisme » (2), déjà dénoncé par Calvin, en distinguant langage de science et langage de foi. Mais au-delà de cette séparation, il faut néanmoins tenter de tisser des liens, en réutilisant la notion scientifique de « modèle » : on n’est pas certain de ce qui s’est passé, mais on peut proposer des modèles de ce qui a pu se passer, eu égard à ce que la science et l’Ecriture nous disent. Parmi les modèles possibles, Denis Alexander a une préférence pour celui de l’« homo divinus » (les orateurs suivant le rebaptiseront « homo theologicus » !) : Dieu se serait révélé particulièrement à un couple du néolithique, qui ne serait pas biologiquement le premier homme mais celui qui inaugure cette relation particulière avec Dieu et lui confère son vrai statut humain. Notre intervenant concède que ce modèle reste insatisfaisant... mais après tout, même en science, on se trouve souvent avec des données qu’on ne peut réconcilier en un modèle unique ! « Dans la dialogue avec les non-croyants, il est bon de pouvoir donner des hypothèses plausibles », ajoute Denis Alexander.
La chute : historique ou paradigmatique ?
Deux théologiens vont terminer la journée, Jacques Buchold et Henri Blocher, professeur et ancien professeur à la FLTE. Jacques Buchold prend acte du fait « qu’il n’est quasiment aucun trait proposé comme étant le propre de l’homme (langage, outils, intelligence...) dont on n’ait découvert de précédent chez les animaux ». C’est ailleurs qu’il nous invite à chercher et à reconnaître le sens profond de notre existence : nous sommes créés en image de Dieu. L’orateur souligne toute la portée de cette affirmation, notamment par rapport au contexte proche-oriental du texte. « L’auteur, nous dit-il, a démythologisé le monde de son temps, et nous sommes appelés aujourd’hui à “déphysicaliser le monde” » : le propre de l’homme est au-delà de notre réalité biologique et matérielle.
Henri Blocher termine cette série de conférences par un exposé brillant de sa thèse sur le récit de la chute : à savoir que l’historicité de la chute est théologiquement nécessaire à l’historicité du salut. S’il ne me convainc pas sur ce point, Henri Blocher souligne néanmoins ce qui reste philosophiquement et théologiquement essentiel : la disjonction entre origine de l’être (la création) et origine du mal (la chute), ainsi que l’engagement et l’appel de Dieu en vue du salut, qui nous engage, à cette époque où la foi au progrès s’est éteinte, « à ne pas nous laisser subjuguer par le cynisme ou le nihilisme ambiants ».
Un discernement affiné
En conclusion, Lydia Jaeger relève le « discernement affiné » que nous pouvons retirer de ces réflexions, qui tentent d’articuler les découvertes de la science avec ce que la Bible nous dit sur un péché historique qui peut être surmonté historiquement. « Les difficultés ne sont pas toutes résolues, et il fallait s’y attendre », ajoute-t-elle. Mais elles ne doivent pas nous faire oublier les points où les points de vue se rejoignent harmonieusement... Ce que nous devons refuser, ce ne sont pas les résultats de la science, notamment les acquis de la théorie de l’évolution, mais bien cette « idole qu’est la croyance que la science explique tout, et le mythe de l’évolutionnisme comme explication dernière fondant notre statut d’être humain ».
Silvain Dupertuis
Le site du Réseau des scientifiques évangéliques propose notamment les enregistrements des conférences données à l’occasion des différentes rencontres annuelles tant à Paris qu’en Suisse romande.
Notes
1) Denis Alexander, Science et foi, Evolution du monde scientifique et des valeurs éthiques, Editions Frison-Roche, Paris, 2004. Cet ouvrage est la traduction de Rebuilding the Matrix: Science and Faith in the 21st Century (Zondervan, Grand Rapids, Michigan, 2001). Il offre une perspective historique et contemporaine très fouillée sur les rapports entre la science et la foi.
2) Le « concordisme » est l’une des différentes manières de comprendre les premiers chapitres de la Genèse. Il affirme que les jours de Genèse 1 ne sont pas à comprendre littéralement, mais correspondent à des périodes de l’histoire de l’Univers. A côté du concordisme, il y a notamment la compréhension littérale des premiers chapitres de la Genèse (le « créationnisme ») et une compréhension littéraire (les récits de Genèse 1 à 3 doivent être compris comme une œuvre littéraire et poétique. Une position défendue par le théologien Henri Blocher).
Pour plus d’infos : Alain Nisus (dir.), Pour une foi réfléchie, Théologie pour tous, Romanel-sur-Lausanne, Maison de la Bible, 2011, p. 77-106.