Noé et le déluge : le regard de Matthieu Richelle, spécialiste de la Bible

vendredi 04 avril 2014

A l’heure où sort en francophonie Noé, le film de Darren Aronofsky avec Russell Crowe en rescapé du déluge, lafree.ch a interviewé Matthieu Richelle, professeur d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (F). Il a publié l’an dernier un commentaire sur le début de la Genèse où l’on trouve le récit du déluge (Genèse 6.9 à 9.29).

Matthieu Richelle, qui est Noé pour vous ?
C’est l’homme qui survit au déluge et qui, en même temps, n’est pas un homme parfait. Il peut survivre au déluge physique, et tomber dans le péché et le mal presque aussitôt après. C’est un héros, mais un héros « limité ».

Est-ce que c’est quelqu’un qui a réellement existé ?
Pour le livre de la Genèse, il est clair que Noé a existé. Le Noé du déluge est intégré dans une suite d’événements et dans des généalogies. Dans le reste de la Bible, il est aussi présenté comme quelqu’un qui a existé. Cela ne veut pas dire que l’on connaisse beaucoup de détails sur lui, que l’âge qui lui est donné doit être compris au pied de la lettre… Son existence gagne en probabilité du fait qu’un tel personnage apparaît dans la littérature de Mésopotamie. Il y a le souvenir du fait qu’un tel personnage a survécu à une inondation dans cette région du monde, ce qui n'a rien d'extravagant en soi… Après tout, nombre d'historiens estiment qu'un certain Gilgamesh a réellement existé (même si c'est débattu), malgré les développements légendaires qui l'entourent.

Comment faut-il aborder le récit du déluge ?
Pour moi, c’est un récit stylisé. Dans cette narration, l’auteur présuppose qu’un véritable cataclysme s’est produit, mais il y a des indices dans le texte pour dire que l’auteur a stylisé son propos. Au-delà du fond historique voulu dans le texte, il y a des détails qui ne sont certainement pas à prendre au pied de la lettre : les chiffres employés notamment pour indiquer l’âge de Noé. Rappelons que le récit nous dit que le déluge commence alors que Noé a 600 ans… Cela s’inscrit dans les grands nombres des généalogies que l’on trouve en Genèse 5 ou Genèse 11, qui ne sont probablement pas faits par leur auteur pour être compris littéralement. Il y a aussi les autres nombres concernant la durée des événements : 7 jours de délai avant le début du déluge, 40 jours de montée des eaux, 150 jours de crue… Ils sont présentés de manière symétrique dans le texte, avec le même nombre de jours pour la crue et la décrue par exemple… Ce sont des nombres ronds qui sont donnés par souci littéraire et qui ne sont vraisemblablement pas à prendre de manière littérale. On a aussi l’évocation des « fenêtres du ciel », une formule de type poétique. Tout cela suggère que le texte s'affiche comme possédant une ossature historique, mais que le revêtement qui concerne les circonstances y est plus stylisé, ou figuratif. On se trouve en fait à mi-chemin entre des récits comme celui du début de la Genèse où il y a beaucoup de symboles avec un arrière-plan qui est voulu historique, et d’autres textes qui, plus tard dans la Genèse, seront davantage faits pour être pris au pied de la lettre.

Comment réagissez-vous quand certains affirment que c’est un mythe ?
Il faut distinguer entre ce que dit le texte et le positionnement que l’on a par rapport à lui. La première étape de mon raisonnement se construit à partir de mon point de vue d’exégète, indépendamment de mes convictions religieuses (même si on n'est jamais totalement objectif), pour savoir ce que prétend le texte.

Dans un deuxième temps, je ne trouve pas étonnant que des non-croyants (par exemple) y voient un mythe… En même temps, laissez-moi faire remarquer qu’au-delà de ces questions de présupposés, le fait qu’il y ait un récit du déluge en Mésopotamie, le fait que l’on trouve parfois des traces géologiques dans cette région de petits déluges locaux, de villes englouties à telle ou telle époque, tout cela suggère le souvenir d’un événement historique.

La question que se posent les historiens qui s’intéressent non pas à la Bible mais à la Mésopotamie, c’est plutôt de savoir jusqu’à quel point tout cela est enveloppé de légendes. De mon côté, pour ce texte biblique, je pense que l’on a un revêtement qui est stylisé : les dimensions du bateau, la durée du déluge…

Certains jouent la carte du mythe, mais c’est un mot assez flou… Cela dit, on retrouve le souvenir aussi bien dans la Bible qu’en Mésopotamie d’un événement limité qui renvoie à une vaste inondation et à des survivants. Il n’y a pas de fumée sans feu (si je puis dire) !

Faut-il donner au déluge auquel échappent Noé et sa famille une dimension universelle ?
Le texte est vague à ce sujet. Il y a ambiguïté parce qu’il utilise le mot « terre » qui en hébreu veut aussi bien dire « pays » que « région ». En lisant le texte lui-même, on ne peut pas arriver à une opinion définitive. J’ai étudié cela en détail dans mon commentaire sur la Genèse, et je suis arrivé à la conclusion que le texte demeurait ambigu. On a une tendance à lire « par défaut » le texte en parlant d’un déluge universel. Sur la base du texte, c’est une option, mais ce n’est pas la seule… J’ai tendance à penser, personnellement, que l’auteur se fonde sur un événement local en Mésopotamie et qu'il le stylise au plan littéraire, sur la forme, en lui donnant l’aspect d’un cataclysme global parce que c’est un événement qui a une valeur et un enseignement universel, mais sans aller jusqu'à affirmer clairement sur le fond que l'inondation fut mondiale. L'auteur jouerait astucieusement sur l'ambiguïté du vocabulaire... Dans mon commentaire, j'émets l'hypothèse qu'il y a là le pendant, au plan de la dimension géographique, de la stylisation des durées au niveau temporel. On peut concevoir qu’il s’agit d’un événement local, mais que Dieu exprime là un enseignement général sur le mal que commet l’humanité et sur le jugement qui peut s’abattre sur elle à cause de cela. Après, il y a toute une série d’arguments, notamment géologiques, qui sont avancés en plus du texte pour plaider en faveur d’un déluge universel, mais cela ne tient pas vraiment. Les géologues ne prennent pas cela au sérieux. Le constat est le même au plan archéologique.

En quoi est-ce que les récits mésopotamiens comparables amènent quelque chose à la compréhension du texte biblique autour de Noé ?
Ces récits mésopotamiens comme L’Epopée de Gilgamesh ou comme Atrahasis amènent un contraste. Il y a bien sûr des similarités, mais le plus intéressant quand on compare ces récits, c’est qu’ils expriment une manière de voir Dieu et de voir l’humanité différente.

Parmi les contrastes, on peut signaler la cause du déluge. En Mésopotamie, si les dieux envoient le déluge, c’est parce que les êtres humains font trop de bruit. Les dieux ont créé les êtres humains pour accomplir leurs corvées, notamment des travaux agricoles pour en apporter le fruit aux dieux. Seulement ces êtres humains commencent à faire du vacarme, et cela incommode les dieux qui décident d’envoyer le déluge. Dans la Bible, ce n’est pas une question de bruit, mais du fait que Dieu ne supporte plus le mal que font les hommes.

Un deuxième contraste important : dans la Bible c’est le même Dieu qui envoie le jugement et qui, en même temps, décide de faire grâce à une petite partie des êtres humains concernés. Cela en dit long sur la conception biblique de Dieu.

Il y a d’autres différences : le fait que Noé ne devienne pas immortel à la suite du déluge, alors que c’est le cas du « Noé » mésopotamien, la durée du déluge, les dimensions du bateau…

Vous venez d’esquisser des différences entre ces récits, qu’est-ce que le récit biblique du déluge apporte d’important à notre compréhension du Dieu de la Bible ?
On a tendance à lire ce récit comme celui d’un cataclysme auquel une poignée d’êtres humains échappent de manière spectaculaire, et à s’arrêter là. Pour moi, le message le plus profond pour les croyants aujourd’hui se dessine en creux dans le texte. Ce que l’on constate, c’est que l’on peut détruire toute l’humanité dans un espace donné, détruire la végétation et les êtres vivants, en sauver une petite partie, recommencer à zéro et, malgré tout cela, aussitôt après le déluge, le mal se réinstalle parmi les êtres humains ! Et le texte prend soin de faire toute une série d’échos à ce qui s’est passé lors de la Création dans les premiers chapitres de la Genèse. On retrouve avec Noé et ses enfants ce qu’on avait eu avec Adam et ses propres fils. On retrouve Dieu qui fait alliance avec l’être humain (c'était implicite pour Adam), on retrouve le mandat de peupler la terre, l’attribution de la nourriture… Aussitôt après on lit le fameux épisode de l’ivresse de Noé, le fait que son fils le voie nu… on retourne dans le péché presque aussitôt ! Voilà la chose la plus profonde : vous pouvez recommencer à partir de zéro avec une poignée d’êtres humains, il n’en reste pas moins que le problème fondamental demeure à l’intérieur de l’être humain. Vous pouvez raser la création, mais la seule chose que vous n’avez pas changée, c’est le cœur de l’être humain et son péché. En creux, ce que montre ce texte, c’est notre besoin d’un renouvellement intérieur profond.

La deuxième chose que l’on peut signaler, c’est que Noé reste malgré tout un modèle pour les croyants. Il est celui qui survit au jugement, et c’est ce que nous espérons vivre en fait grâce à Jésus-Christ. Noé est aussi le modèle de celui qui, dans sa génération, n’a pas peur d’annoncer un message auquel personne ne croit autour de lui et qui reste fidèle à Dieu, malgré les apparences, en attendant un jugement comme les chrétiens l’attendent aujourd’hui et en attendant aussi un renouvellement de la Création.

Il y a encore une troisième piste à développer : dans ce récit, Noé fait figure de nouvel Adam. Le texte présente un Noé qui reçoit les mêmes promesses qu’Adam… Or ce « petit nouvel Adam », si je puis dire, retombe dans le péché assez rapidement. Et là on peut comprendre comment l’apôtre Paul a pu lire dans l’Ancien Testament la nécessité d’un nouvel Adam qui soit sans péché, pour que Dieu donne une nouvelle chance à l’humanité et recommence à zéro, spirituellement parlant. Noé, le meilleur des hommes possible à l’époque, retombe dans les mêmes ornières et le mal se propage à nouveau. Ce qui est dessiné en creux dans ce texte, c’est le besoin d’un nouvel Adam qui, lui, soit sans péché : Jésus, le Christ !

Ce sont là des pistes très importantes qui montrent que ce texte est encore pertinent. Il ne s’agit pas simplement d’une jolie histoire pour les enfants ou les réalisateurs de films, mais il y a un message beaucoup plus profond pour nous aujourd’hui.
Propos recueillis par Serge Carrel

Pour aller plus loin dans la compréhension du récit biblique du déluge : Matthieu Richelle, Comprendre Genèse 1-11 aujourd’hui, Charols, Vaux-sur-Seine, Excelsis, Edifac, 2013, p. 197-228.

  • Encadré 1:

    Matthieu Richelle en bref
    Matthieu Richelle est professeur d'Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine en banlieue parisienne. Il est aussi chargé de conférence en épigraphie nord-ouest sémitique à la Sorbonne. Il a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels : La Bible et l'archéologie (Charols, Vaux-sur-Seine, Excelsis, Edifac, 2011, 152 p), Guide pour l'exégèse de l'Ancien Testament. Méthodes, exemples et instruments de travail (Charols, Vaux-sur-Seine, Excelsis, Edifac, 2012, 360 p.) et (avec Eric Denimal) le tout récent : Jésus-Christ pour les Nuls (Paris, First, 2014, 301 p).

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