Comment avez-vous trouvé le CEMADEF en juin 2016, après 12 ans en Suisse ?
Ce qui m’a frappé, c’est qu’il manquait de leadership pour consolider les acquis des 9 centres que nous avons ouverts. J’avais une vision claire du CEMADEF, mais elle n’avait pas pu être pleinement transmise à mon équipe, vu que je n’étais pas sur place. J’ai donc commencé à adapter ce qui avait été créé en 2006 au contexte actuel.
Quelles adaptations avez-vous mises en place ?
Nous avons mis en place un bureau central qui doit superviser tous les autres centres. Nous avons donc engagé quatre employés pour ce faire. L’année 2017 a été marquée par beaucoup d’activités. Il a fallu faire un audit, alors qu’on était arrivé à la fin du soutien financier octroyé par la Fédération genevoise de coopération (FGC) et Interaction, la branche développement du Réseau évangélique suisse. Après cela, nous avons préparé une nouvelle demande d’aide à nos bailleurs en Suisse. Cela nous a pris beaucoup de temps et beaucoup d’allers et retours avec notre partenaire suisse Assafi, qui devait répondre aux questions du bailleur de fonds laïc. La demande devrait être déposée prochainement.
A cause des changements internes à introduire au CEMADEF, j’ai décidé de passer l’intégralité de l’année 2018 à Bunia.
Quels changements internes avez-vous apportés ?
Nous avons revu le système d’adhésion des femmes au CEMADEF. Depuis les débuts, il suffisait de venir avec 4 autres amies, de constituer ainsi un groupe de 5 et d’avoir une adresse physique. Dorénavant, ce ne seront plus deux agents qui décideront de l’entrée d’une femme au CEMADEF, mais un comité qui devra veiller à ce que cette candidate déploie une activité qui tienne la route, avant d’octroyer le premier prêt. Autrefois, on pouvait donner un prêt à une femme qui faisait preuve de bonne volonté pour commencer une activité, sans se renseigner sur l’activité dont il s’agissait.
Ce faisant, n’allez-vous pas empêcher les femmes les plus pauvres d’avoir accès au crédit ?
Les femmes les plus pauvres ont des activités comme déambuler dans la rue en vendant des bananes disposées sur un plateau porté au-dessus de la tête ou vendre des légumes au marché. Elles ne restent pas à la maison en ne faisant rien. Ces femmes-là, nous sommes prêts à les appuyer ; les autres, celles qui restent à la maison, non, car elles n’auront pas la capacité de rembourser leur prêt.
Point de vue changement interne, nous souhaitions étoffer sur la durée le bureau central, mais cela n’a pas été possible. Plusieurs employés nous ont quittés, faute d’avoir été payés au tarif promis, le bureau central ne disposant pas de ressources suffisantes.
Dans chaque association qui souhaite se développer, il faut avoir un leader visionnaire. Il y a beaucoup de personnes très capables dans nos centres, mais qui fonctionnent dans une certaine routine. Elles sont dans les questions de remboursement de prêts, dans le suivi sur le terrain et dans le service. C’est tout à fait normal, mais la grande question est de savoir où nous allons. Voilà ce qui manque à notre équipe : la direction. On ne peut pas transmettre une vision lorsqu’on vient sur place une ou deux fois par an, pendant au maximun deux mois, comme ce fut le cas pour moi de 2006 à 2016. Donc je n’ai pas eu le temps de vivre avec l’équipe et de leur transmettre ma vision ; cela a manqué.
Aujourd’hui, où vous conduit votre vision ?
Ma vision courait jusqu’en 2020. Je voulais ouvrir 10 centres dans toute la province de l’Ituri ; 9 existent actuellement. Nous souhaitions aussi rendre ces centres autonomes financièrement pour qu’ils puissent tourner sans aide extérieure. Actuellement, un seul centre CEMADEF est autonome : celui de Bunia depuis 2012, avec un fonds de roulement de 250'000 dollars. Nous avons atteint ce capital grâce à divers dons, mais aussi grâce à l’épargne des femmes, qui ont la possibilté d’ouvrir deux comptes au CEMADEF : un compte courant sans intérêt, où elles peuvent retirer leur argent quand elles le souhaitent, et un compte épargne, doté d´un intérêt de 5 pour cent, moyennant de laisser son épargne une année sur son compte.
N’y a-t-il pas d’autres centres parmi les 9 qui sont autonomes ?
Il était prévu que le CEMADEF de Nyankunde dont les activités ont commencé début 2013 devienne autonome en 2018, grâce à l’octroi de fonds provenant de bailleurs institutionnels suisses. Mais ces fonds ne sont pas arrivés. Le CEMADEF de Nyankunde a atteint un capital de près de 150´000 dollars, grâce au complément financier apporté par une association britannique d’anciens missionnaires de Nyankunde, appelée « Les amis du Centre médical évangélique » (Friends of CME). Cette antenne est proche de parvenir à un capital suffisant pour financer ses frais de fonctionnement et donc de devenir autonome en 2019. Un troisième centre, celui d’Aru, devait devenir autonome cette année, mais ce ne sera pas le cas. Nous espérons que cela sera possible à la fin de l’an prochain, si des fonds nouveaux nous parviennent.
Pourquoi ne cherchez-vous pas des bailleurs ailleurs qu’en Suisse ?
C’est mon objectif. Alors que nous vivions encore à Genève, l’association Assafi a été fondée pour collecter des fonds extérieurs au milieu des Eglises et démarrer de nouveaux centres. Cette année, nous avons bénéficié d’une collecte de fonds du Lions Club de la cité du bout du lac et d’Assafi. Via le gouvernement congolais, nous avons aussi bénéficié en 2018 d’un petit montant de la compagnie minière Randgold, via sa fondation « Nos vies en partage ».
Vu que ces deux donateurs veulent voir rapidement des résultats et que le microcrédit est peu quantifiable sur 6 mois, nous nous sommes lancés dans deux projets agricoles coopératifs sous le nom de « Ujamaa » Nyankunde et « Ujamaa » Tshere, un petit village non loin de Bunia. Les récoltes nous permettront de quantifier facilement ce que nous aurons apporté à ces populations.
Comment voyez-vous l’avenir du CEMADEF ?
Je vois l’avenir du CEMADEF au travers des bénéficiaires. Tant que des femmes aimeront notre ONG et souhaiteront y entrer, il y aura de l’avenir. Peut-être que nous ne parviendrons pas à satisfaire toutes les femmes qui souhaitent obtenir un microcrédit, mais le CEMADEF va continuer. On dit souvent que les gens passent et que les institutions restent. Le CEMADEF doit vivre au-delà de nos vies. Il doit aller de l’avant avec ou sans nous. Au fil de ces 12 ans d’existence, beaucoup de gens ont quitté le CEMADEF, mais, dans une organisation où il n’y a pas de changements, celle-ci n’avance pas. Il faut donc que le CEMADEF connaisse des rafraîchissements, y compris dans son personnel. C’est ainsi que nous avancerons.
Vous disposez d’une double formation à la fois en finances et en théologie. Le CEMADEF vous permet-il de concrétiser cette double vocation ?
Avec cette ONG, je suis en train d’accomplir la mission que j’ai reçue du Seigneur : aider les femmes démunies de ma région. Au CEMADEF, la dimension chrétienne est présente tous les jours au travers des méditations proposées de 8h à 8h30 à toutes les femmes qui ont rendez-vous ce jour-là pour rembourser leur prêt ou en toucher un nouveau. Ce n’est pas une obligation, mais beaucoup viennent.
Ce faisant, nous sommes en train de satisfaire tant les besoins spirituels que matériels de ces femmes. C’est exactement ce que Jésus-Christ a fait en donnant du pain après avoir prêché. L’être humain a deux types de besoins : les besoins spirituels et les besoins matériels. Avec le CEMADEF, nous faisons exactement ce que le Christ a fait.
Propos recueillis par Serge Carrel