Comment avez-vous vécu l’explosion dans le port de Beyrouth ?
Les bâtiments du centre de l’association Tahaddi, qui se trouvent à Hay el Gharbé, dans le sud de Beyrouth, n’ont pas été touchés. Ils sont trop éloignés du port. Personnellement, je me trouvais dans un commerce de Mansourieh, le quartier où j’habite sur les hauts de Beyrouth. Nous avons entendu une immense explosion et la porte du commerce s’est violemment ouverte. Nous sommes tous sortis et avons pensé qu’il s’agissait d’un avion qui avait franchi le mur du son. Nous avons aussi vu une grosse fumée rose et nous avons pensé alors qu’il s’agissait d’une explosion.
Des membres du personnel de Tahaddi ont-ils été touchés ?
Plusieurs membres de notre personnel ont été directement touchés. Notre responsable des ressources humaines et des finances travaillait dans un espace de co-working non loin du port. Il a été littéralement soufflé par l’explosion et a eu l’arcade sourcilière ouverte. Sa maison a aussi été endommagée. L’ascenseur de l’immeuble a été pulvérisé.
Huit autres membres du personnel ont vu leurs maisons endommagées par l’explosion.
En quelques secondes, la moitié de Beyrouth a été réduite en une montagne de gravats et de vitres brisées. Une de mes collègues, qui sortait de sa clinique de logopédie, choquée elle-même par la déflagration, a entendu des hurlements de peur et de douleur, et vu des gens ensanglantés marcher hagards sur la route. C’était une scène de guerre, mais sans obus lancés, et qui s’est déroulée en quelques secondes !
Avez-vous pu entreprendre quelque chose pour la population directement touchée par l’explosion ?
Avec les jeunes du centre Tahaddi et beaucoup de nos enseignants, nous sommes tous les jours sollicités et disponibles pour des déblayages et des nettoyages. Nous sommes allés balayer lundi matin les débris de verre et déblayer les plaques de faux plafond et les amas d’aluminium à l’hôpital de la Quarantaine. Samedi dernier, nous avons donné un coup de main chez les parents de l’avocate de Tahaddi, dans un appartement qui a été complètement ravagé par l’explosion. Heureusement, personne n’a été blessé dans cet appartement qui se situe juste en face du port de Beyrouth.
Quel impact cette explosion aura-t-elle sur la vie du centre Tahaddi ?
Cette catastrophe rend encore plus difficile la vie des familles précarisées dont les enfants fréquentent notre centre. Le Liban connaît une crise économique sans précédent, doublée d’une crise politique majeure, avec une dévaluation de la livre de plus de 80% de sa valeur depuis le mois de janvier 2020, provoquant une hyperinflation. La crise sanitaire et le confinement décrété au mois de mars à cause du Covid-19 ont accéléré l’effondrement de l’économie. Le chômage atteint 35% de la population, et pour ceux qui ont encore la chance d’avoir un salaire, il a perdu 3 à 5 fois de sa valeur, alors que beaucoup d’employés ont vu leur salaire diminuer parfois de moitié !
Un chargeur pour mon téléphone que je payais 15'000 livres libanaises, il y a quelques mois, je l’ai payé 70'000 livres samedi passé !
Quand envisagez-vous de rouvrir votre école ?
Le marasme politique fait que nous n’avons aucune information sur les modalités de la rentrée scolaire, par exemple. Mais notre centre veut continuer sa mission éducative malgré la crise économique qui pousse de plus en plus d’enfants au travail. Nos élèves ont étudié à distance mais avec, au mieux, un seul téléphone par famille et assis par terre dans la même pièce que le reste de la fratrie. Apprendre dans ces conditions a été très compliqué, avec en plus de fréquentes coupures de courant et un accès difficile à internet ou de grandes difficultés à payer pour ce service. Le chômage a plongé beaucoup de familles dans l’insécurité alimentaire et nous avons commencé à donner de petites aides financières aux familles dont les enfants sont inscrits dans nos programmes éducatifs pour payer l’internet et aider sur le plan alimentaire.
Nous allons donc continuer à soutenir plus de 800 familles dans ce quartier très pauvre. Nous collaborons également avec une cuisine communautaire qui s’est installée dans un de nos centres, et distribue quelque six cents repas deux fois par semaine.
Nous avions projeté de recommencer l’école au début du mois de septembre, plus tôt que d’habitude, mais nous ne savons pas encore si cela sera possible. Nous souhaitions recommencer pour moitié en présentiel et pour moitié en ligne, afin de finir l’année scolaire et de commencer la nouvelle au mois d’octobre, mais, au vu de la situation sanitaire difficile et les cas de Covid-19 en hausse, cela semble compromis.
Afin de favoriser le maintien des enfants à l’école et assurer un meilleur confort des apprentissages, nous aimerions que les enfants puissent disposer d’une tablette numérique personnelle et d’une table de sol qu’ils pourraient facilement utiliser chez eux pour faire leurs devoirs en étant assis par terre.
Beaucoup de gens n’ont plus confiance dans les politiciens. Ils se méfient aussi beaucoup du système politique corrompu et clientéliste. A Tahaddi, notre personnel représente toutes les communautés, néanmoins on sent le sentiment d’appartenance confessionnelle à fleur de peau. Heureusement la foi de nombreux de nos collègues, quelles que soient leur religion ou leur dénomination, permet le dialogue, la collaboration et un grand respect des uns des autres. Le vivre ensemble ou la notion de « Liban-message », tel que l’a défini le pape Jean-Paul II, peut être une réalité quand des personnes se mettent ensemble pour plus de justice sociale.
Propos recueillis par Serge Carrel
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