Comment avez-vous réagi à la première lecture du document intitulé « Une parole commune entre nous et vous » ?
J’ai reçu ce document deux jours avant qu’il soit officiellement publié (1). Un de mes amis savait que cela allait paraître et il me l’a transmis. Dès que j’ai lu ce document, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une initiative extraordinaire. Je pense qu’un tel document transcende les relations habituelles plus combatives entre l’islam et le christianisme, spécialement à ce moment-là. Ce document offrait aussi une déclaration de ce qui peut unir musulmans et chrétiens. Avant la publication de ce document, j’ai commencé à esquisser une réponse chrétienne à celui-ci.
Pourquoi ce document vous est-il apparu important ?
Nous vivions un temps où les différences profondes entre l’islam et le christianisme étaient soulignées et le conflit entre ces deux religions au plan mondial particulièrement accentué. Avoir un document signé par des responsables musulmans clés qui relevait ce qu’il y a de commun entre la foi chrétienne et la foi musulmane touchait le cœur de nos devoirs à l’endroit de Dieu et de notre prochain. Cela a représenté pour moi une initiative très encourageante.
Quelques semaines plus tard, vous avez publié la Réponse de Yale (2) avec la signature de 300 personnalités chrétiennes, au nombre desquelles les évangéliques Rick Warren, Bill Hybels, Lynn Green, John Stott, Salim Munayer… Comment cette prise de position a-t-elle été perçue aux Etats-Unis parmi les évangéliques ?
Parmi les leaders évangéliques, il y a eu une réaction positive à notre lettre, même si un groupe significatif d’entre nous, plutôt à la droite du mouvement, n’a pas cru à l’authenticité de cette démarche. Ce groupe pensait que ces responsables musulmans n’étaient pas honnêtes en rédigeant cette lettre et qu’ils cherchaient à nous tromper. Mais les évangéliques les plus influents aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ont perçu l’importance de cette initiative et étaient conscients de l'importance non seulement de nous exprimer à son propos, mais aussi de "sortir de nos chapelles". Ce qui m’a surpris toutefois, c’est le manque d’échos dans le public en général… Pour que cette déclaration soit vraiment prise en compte dans le grand public, nous avons payé 50'000 dollars pour la promouvoir sur une page dans le New York Times (3). A l’époque l’opinion publique américaine, de gauche comme de droite, n’était pas intéressée par un tel sujet.
Qu’est-ce qu’une telle initiative a changé dans les relations que vous avez avec le monde musulman ?
La Réponse de Yale a été la première réponse avec un large soutien de différents chrétiens, et notamment de chrétiens évangéliques qui sont perçus d’ordinaire comme aux avant-postes de l’inimitié contre l’islam. De plus, cette lettre a été publiée après l’intervention de Ratisbonne de Benoît XVI… C’était un signe important qui a ouvert la porte à d’autres discussions à différents niveaux. On m’a aussi dit que, après cela, les portes du Vatican se sont aussi davantage ouvertes, parce que certains évangéliques étaient plus ouverts au dialogue que Rome.
Personnellement, avez-vous vu des portes s’ouvrir ?
Oui, j’ai eu la possibilité de rencontrer les principaux signataires de ce document. Je suis même devenu ami avec le prince Ghazi bin Muhammad, l’un des principaux rédacteurs de cet appel. Nous ne sommes pas d’accord sur de nombreuses choses. Il n’a pas souscrit à ce que j’ai écrit dans mon livre Allah, une réponse chrétienne (4). Entre autres choses, il n’est pas du tout d’accord avec moi sur la question de l’évangélisation. Il y est très opposé. A mon sens, la foi chrétienne est une foi missionnaire, Alors certes, nous avons besoin d’une éthique de l’évangélisation, mais nous ne pouvons pas laisser de côté un tel effort. C’est fondamental à notre compréhension de la foi chrétienne. J’ai donc été enrichi par ce dialogue et quelques ponts ont été construits entre protestants et musulmans.
Dans la Réponse de Yale et dans votre livre Allah, il y a peu de développements sur la mort du Christ à la croix comme l’une des différences majeures entre islam et foi chrétienne. Le Coran ne nie-t-il pas que Jésus est mort sur croix et que quelqu’un d’autre l’a remplacé ? Pourquoi éviter cette difficulté ?
L’amour inconditionnel de Dieu est très présent dans notre réponse. Pour moi, cette dimension est liée à une perception trinitaire de Dieu et donc aussi à la croix de Jésus. Par là, nous soulignons un Dieu qui s’offre lui-même pour l’humanité pécheresse… Nous avons décidé de répondre à « Une parole commune entre nous et vous » en soulignant ce qui est commun à nos deux traditions, sans mettre de côté nos différences. L’appel de ces théologiens musulmans ne met pas en question le fait que l’islam et le christianisme sont deux religions distinctes, mais, en un temps où les différences sont profondément soulignées, il est important de mettre en avant ce qui est commun. Personnellement, je suis un théologien trinitaire. Je crois en l’incarnation et dans le rôle central en foi chrétienne de la croix de Jésus-Christ. Je ne saurais donc taire ces différences.
Avez-vous l’impression que de nombreux musulmans ont souscrit à cet appel ou s’agit-il d’un phénomène qui est resté minoritaire ?
Pour être franc, j’en attendais plus. Je m’attendais à ce que du côté musulman on poursuive cette initiative. Après avoir publié la Réponse de Yale et mon livre Allah, je m’attendais à ce que la communauté musulmane promeuve ce texte, parce qu’il y a beaucoup de déclarations qui ont été publiées par des chrétiens… Je ne suis pas sûr des raisons qui ont conduit à cet état de fait. A l’intérieur de la tradition soufie au sein de l’islam, il y a davantage d’ouverture à une telle démarche, ce qui n’est pas le cas du côté des musulmans proches du salafisme ou d’une lecture plus politique de l’islam.
Ce qui est aussi important d'avoir à l'esprit, c’est que mon ami le prince Ghazi bin Muhammad est aujourd’hui davantage impliqué dans un dialogue intra-musulman, notamment au travers de la Lettre ouverte à Abou Bakr Al-Baghdadi, publiée en décembre 2014, que dans un dialogue avec les chrétiens.
Donc vous êtes déçu du peu d’échos…
Oui, j’aurais souhaité que nous puissions construire davantage de choses à partir de ce document, notamment dans certains pays au plan national, voire au plan local. Un tel document aurait pu engager musulmans et chrétiens dans une dynamique de dialogue où chaque communauté s’examine elle-même pour voir dans quelle mesure elle fait de l’amour pour Dieu et de l’amour du prochain le cœur de son engagement.
Propos recueillis par Thomas Salamoni et Serge Carrel
Pour une présentation de Miroslav Volf, voir l’article de Thomas Salamoni : « Miroslav Volf et la mission publique de l’Eglise ».
Notes
1 Lire la version anglaise de « Une parole commune entre nous et vous » ou la version française.
2 La Réponse de Yale se trouve sur le site de « Une parole commune entre nous et vous ».
3 Découvrir cette publicité dans le New York Times.
4 Miroslav Volf, Allah, a Christian Response, New York, HarperOne, 2011, 326 p.