Elle s’appelle Mélina Ondjani. Elle est née au Gabon, mais vit en France et chante : « Mon cœur T’adore » (1). Lui, c’est Pasteur Guy. Il est Ivoirien et son plus grand tube Gospel résonne ainsi : « Je chanterai de tout mon cœur les merveilles de mon papa Yahwé. Il m’a ôté des ténèbres, il m’a délivré de tout péché » (2). Elle, c’est Jessica Dorsey. Cette Martiniquaise d’origine s’est produite dans les Antilles, en Amérique du Nord et en France métropolitaine avec des titres comme : « Préservons l’amour » (3). Lui s’appelle Marcel Boungou. Originaire du Congo-Brazzaville, il anime la scène Gospel française, belge et suisse depuis plus de 40 ans. Qu’il se produise en solo, en groupe avec Les Palata Singers ou aujourd’hui en leader de la chorale parisienne Total Praise, il proclame : « Il n’y a personne comme Jésus » (4).
Un Gospel francophone autonome
Sébastien Fath est sociologue, spécialiste français du protestantisme évangélique. Voilà un peu plus d’une année, il a publié Gospel & francophonie. Une alliance sans frontière (5). Dans ce livre, il montre qu’il existe aujourd’hui un Gospel francophone qui circule de Kinshasa ou d’Abidjan vers les Antilles et le Québec, en passant par Lausanne et Paris. « En travaillant sur ce territoire circulatoire francophone, je me suis aperçu, confie le sociologue, que l’un des vecteurs privilégiés de la communion protestante, c’était la musique, et en particulier : le Gospel. »
Ce Gospel n’est plus simplement une transposition d’outre-Atlantique, des Mahalia Jackson, Kirk Franklin et Cece Winans. Il a sa propre dynamique. Il s’appuie sur des références liées à l’Afrique de l’Ouest et aux Caraïbes, mais aussi à la France, vu l’implication de ce pays dans la traite des quelque 13 millions d’Africains emmenés en esclavage outre-Atlantique ou en Europe, vu aussi le passé colonial et postcolonial de l’Hexagone.
1100 groupes ou structures Gospel en France
Longtemps confiné dans certains cercles d’initiés, chrétiens ou amateurs de musique noire, le Gospel connaît un véritable décollage dans les années 1980-90. Selon Sébastien Fath, cet engouement apparaît de manière emblématique en 1999, au moment où certains disquaires parisiens ouvrent un rayon consacré spécifiquement au « Gospel français ». Depuis, les groupes et les structures liés au Gospel se multiplient. Il y en aurait actuellement 1100 enregistrés dans l’Hexagone. Les concerts, les festivals et la présence médiatique de ces artistes également. Cerise sur le gâteau : en 2015, la comédie musicale « Gospel sur la colline », jouée pendant plus d’un mois devant 25’000 personnes aux Folies bergères !
Cette effervescence autour du Gospel francophone est imputable à trois paramètres démographiques. Tout d’abord l’immigration en provenance des pays subsahariens. « De moins de 20’000 au début des années 1960, les migrants subsahariens sont environ 700’000 en France cinquante ans plus tard » (6), explique Sébastien Fath. Ensuite l’arrivée en France métropolitaine de nombreux Antillais. Enfin l’essor évangélique au sein du protestantisme français, qui fait passer ce mouvement d’une population de 50’000 personnes à la fin de la Seconde Guerre mondiale à plus de 700'000 aujourd’hui.
Par-delà ces paramètres démographiques, le Gospel séduit aussi par son contenu et sa dimension spirituelle. « Il se propose d’adoucir en musique les blessures du cynisme ambiant, et d’apporter autre chose que l’amertume d’une ‘génération désenchantée’ » (7), ajoute le sociologue.
Une musique restaurative
Pour caractériser la fonction du Gospel dans notre société, Sébastien Fath parle de « musique restaurative ». Il y a quelques années, la notion de « justice restaurative » a été valorisée par un livre de Howard Zehr dans le monde protestant (8). « Le Gospel transpose à bien des égards la problématique de la justice restaurative dans l’espace culturel et musical, explique le sociologue. La justice restaurative met à la fois l’accent sur le mal commis, donc on ne nie pas le mal et il est sanctionné. Mais, contrairement à la logique punitive, cette forme de justice met aussi l’accent sur la reconstruction et la restauration du coupable… »
Dans la musique gospel, il y a à la fois la reconnaissance du mal et de la souffrance subie, et un accent mis sur la résilience et l’espérance. Il n’y a pas de musique Gospel sans l’expérience de la souffrance, de l’esclavage ou des chaînes, qu’elles soient sociales ou spirituelles comme le péché. Mais il y a aussi l’expérience de la résilience : endurer le mal, arriver à tenir bon, puis goûter à l’espérance et à la libération.
« L’Evangile, c’est d’abord une Bonne Nouvelle, ajoute Sébastien Fath. Ce n’est pas simplement pointer l’état de dégradation du pécheur, mais c’est surtout montrer qu’un Dieu de grâce peut nous tirer du trou, pour nous donner une vie nouvelle. Cette dimension de l’Evangile est à la base du Gospel. Et c’est cette référence-là qui apporte la restauration plutôt que le ressentiment ou le désir de vengeance. »
« Sortir des confrontations par le haut »
Pour le sociologue, quand on regarde le paysage culturel européen aujourd’hui avec la montée des populismes, des extrêmes-droites sous toutes leurs formes, et du radicalisme musulman, on assiste bien à une surenchère des discours de vengeance et de confrontation, de fait à une rhétorique du ressentiment. « Le Gospel a cette originalité de sortir des confrontations par le haut… A partir du moment où un individu est restauré par un Dieu de grâce, il est une nouvelle créature et appartient à un peuple nouveau. Il ne se définit plus par la couleur de sa peau, par son appartenance sociale, par sa nationalité. Il se définit désormais par le fait qu’il est enfant de Dieu. C’est ce que l’on appelle en jargon sociologique : la ‘méta-ethnicité’. Cette méta-ethnicité réconcilie au-delà des différences, parce que, Blanc, Noir, Arabe, Européen, riche ou pauvre… on est d’abord enfants de Dieu ! »
Cette dynamique est en lien étroit avec la figure du Christ qui apparaît dans les évangiles comme quelqu’un qui, au lieu de répondre au mal par la surenchère, reçoit ce mal, ne le rend pas et dépasse ainsi la violence. « Le Christ rompt ce cycle infernal pour entrer dans l’ordre de la grâce et du peuple nouveau. Voilà ce qui est au coeur du Gospel et qui attire aujourd’hui bien au-delà des cercles chrétiens. »
Serge Carrel