En ce soir-là, il y a la fête du battage dans un champ sous le village de Bethléem. Le maître a offert à boire et à manger aux moissonneurs sur l’aire, là où on a battu.
Les ouvriers s’en vont et remercient le maître de moisson pour le repas. L'homme se lève péniblement, titube un peu, trébuche et se rattrape aux branches basses d'un olivier. Chaque année, c'est pareil, il boit un peu trop! Mais comment faire autrement ? C'est la coutume qui veut ça. Un bon patron offre beaucoup à boire et il boit avec ses ouvriers : s'il ne faisait pas honneur au vin, ils ne comprendraient pas, ils prendraient ça pour de la fierté. Ça mettrait une distance entre eux et lui.
Les moissonneurs rentrent par groupe au village. La nuit tombe. Il devine encore leurs silhouettes sur le chemin, mais distingue à peine les murs roses des maisons; un groupe de femmes s'attarde encore près du feu : elles chuchotent, pouffent… les cancans habituels.
En plus, cette année est vraiment une année exceptionnelle: l'orge déjà, et maintenant le blé… L'homme regarde le tas éclairé par un reste de feu. Une quantité incroyable, comme si l'Eternel avait voulu se faire pardonner les années de sècheresse. Il a fallu une bonne semaine pour battre. Les hommes n'ont ménagé ni leur peine, ni leurs fléaux. Les femmes non plus : à peine le vent du soir se levait-il qu'elles arrivaient par groupe avec leur grands vans.
avec le vieux van effiloché de sa belle-mère.
Peut-être qu'elle n'a pas bien compris
qu'elle était invitée pour la fête.
Ou alors, elle n'a pas osé.
La nuit s'appesantit sur les champs. Le maître entend dans le lointain les refrains paillards des moissonneurs qui rejoignent le village et les rires aigus des femmes.
Toute la soirée, il a regardé vers le chemin.
Il jette un peu de bois sur le feu et se dirige vers le tas de blé. Il va dormir tout près. Il s'enroule dans son manteau et se couche sur le sol dur. C'est ainsi : le maître dort sur l'aire tant que le blé n'est pas rentré dans les greniers.
Le ciel étale en dessus de sa tête son pailletage d'étoiles. L'odeur fade du grain rampe sur le sol. Les grillons font leur fête à eux, maintenant que le silence est revenu.
Il aurait dû lui parler, avant. Aller vers elle.
Maintenant ce ne sera plus possible :
les moissons sont finies. Ils ne se rencontreront plus.
L'homme se tourne et se retourne. Il ne s'endort pas.
il y a d'autres hommes au village.
D’ailleurs, il sait peu de choses sur elle :
elle vient d’ailleurs, elle aime suffisamment Noémi
pour être partie de chez elle, elle est veuve.
Elle n'était pas servante dans son pays, ça se voit au premier regard :
elle a une prestance, une sorte de race...
Quand le premier jour, il lui a dit qu'elle pourrait
aller boire l'eau à l'outre et manger avec eux,
qu'il avait donné des ordres pour que les hommes ne l'ennuient plus,
elle l'a regardé avec une sorte de froideur.
Elle a répondu, presque avec hauteur :
« Je ne suis pas ta servante, pourquoi me traites-tu ainsi ? »
La nuit pèse de tout son poids sur le village et sur les champs.
Soudain les grillons se taisent.
Un caillou roule.
Une odeur sucrée coule du chemin, s'étale au ras du champ et se mélange à celle du blé. Mais l'homme dort : il n'entend pas le silence, il ne sent pas le parfum. Il ne remarque pas l'ombre tapie derrière le mur.
Il rêve.
Il se voit lui-même, couché sur l'aire.
Soudain un arbre sort de son ventre. C’est un chêne. Il émerge de ses entrailles et élève vers le ciel un bruissement de feuilles.
Le rêveur voit maintenant des portraits d'hommes qui s'étagent sur les branches de l'arbre depuis le bas vers le haut : le premier est un roi d'une grande beauté. Il pince les cordes d'un luth et son chant se perd dans les étoiles.
Le second tient une épée d'or. Il juge et tranche.
Le troisième, le quatrième, tous sont rois.
En haut du chêne, le dernier roi, un bébé, vagit sous le ciel étoilé.
Sur la dernière branche, un roi nu hurle, puis meurt, les bras en croix.
L'arbre frémit du haut en bas.
L'homme sursaute : l'onde a pénétré ses entrailles.
Il se réveille d'un seul coup et rejette la couverture pour regarder son ventre.
Il y a quelqu'un!... Là, sous la couverture, tout près de son ventre, il y a quelqu'un!
Il bondit et crie:
— Qui est-là?
Une forme se déplie, un parfum se déploie.
Il la reconnaît enfin : c'est elle, Ruth. Elle qu’il a attendue toute la soirée !
Elle se dresse sur un coude. Il ne voit pas son visage. Elle chuchote :
— Noémi m'a dit que tu es racheteur. S'il te plaît, rachète-moi.
L'homme se penche vers le visage levé de la femme. Il respire son parfum. Son coeur bat.
Racheteur? Il n'avait plus pensé à cette histoire de rachat.
(La loi juive, en effet, prévoit les remariages avec des veuves. Dans le cas où le mort ne laisse pas d'enfant à sa femme, le racheteur – le frère ou le plus proche cousin – épouse la veuve, lui fait un enfant et rachète s'il le faut les biens du défunt. Il assure ainsi une descendance au mort et un avenir à la veuve.)
— Ta belle-mère dit vrai, mais il y a un autre racheteur, un parent plus proche. Je m'en occuperai demain. Toi, maintenant, reste ici.
Avant l'aube, il la réveille. Elle doit être rentrée avant le jour parce qu’il ne faut pas qu'on sache, au village, qu'elle a dormi avec lui.
Il ôte un à un les brins de paille qui parsèment ses longs cheveux embroussaillés.
Il respire son odeur.
— Donne-moi ton manteau, dit-il.
Elle frissonne et le lui tend .
Il va vers le tas de blé. Il y plonge ses mains et remplit le manteau de grains de blé.
— Ainsi, tu ne rentreras pas à vide chez toi.
C'est ainsi que Booz, le maître de la moisson, a épousé Ruth, la veuve du pays de Moab, celle qui était revenue avec Noémi, sa belle-mère veuve aussi, dans son village de Bethléem.
L’arbre de Noël est sorti de terre, il a poussé ses premières branches.
Ruth et Booz ont eu un fils, Oved. L’un des fils d’Oved, Jessé, a lui-même eu 7 fils, dont l'un, David, a eu 17 fils, dont l'un, Salomon a eu des fils, dont l'un....
De branche en branche, l’arbre est monté haut dans le ciel du temps tout scintillant d'étoiles.
Jusqu'à cette nuit-là, où, sur l'aire abandonnée d'un champ au bas de Bethléem, une femme gémit de la douleur qui lui tord les entrailles. Elle pousse, et pousse en dehors d’elle un petit bébé : le descendant de Ruth et de Booz.
Il s’appelle Emmanuel, Dieu avec nous. Et l’on n’est plus jamais seul.
Il s’appelle Bethléem, la maison du pain. Et l’on n’a plus jamais faim.
Il s’appelle le Racheteur, il ranime nos vies.
Il s’appelle Noël.