Le message traditionnel de la croix du Christ comme moyen de salut a pour certains un goût de croyance dépassée, alors que pour d'autres, convaincus de son importance, il n’en est pas moins difficile à comprendre et à partager. Le théologien d’origine croate Miroslav Volf propose une manière originale de formuler ce message, sans en modifier le fondement biblique (1). Cette réflexion s'en inspire.
Les bras du crucifié symbole de l’accueil de Dieu
« Etreindre un ennemi… vous n'y pensez pas! » Pourtant, Dieu l'a fait. Face à des hommes prisonniers du mal, face à une humanité qui continue à lui tourner le dos et à s'entre-déchirer, Dieu fait preuve d'un amour fou, excessif: « Mais voici comment Dieu nous montre l'amour qu'il a pour nous: alors que nous étions encore des pécheurs, le Christ est mort pour nous ... Alors que nous étions ses ennemis, Dieu nous a réconciliés avec lui par la mort de son Fils... » (Rm 5,7-8, 10).
En Christ, Dieu a agi, indépendamment et préalablement à toute réponse de ceux qui sont appelés à bénéficier de son action. Les bras étendus du crucifié sur la croix symbolisent le désir d'accueil de Dieu, une offre étendue à toute l'humanité. L’objectif de Dieu est d'accueillir celui qui vient à lui par le Christ dans la communion d'amour mutuelle et éternelle entre Père, Fils et Saint-Esprit. C'est l'expérience relationnelle la plus profonde qu'ont découverte les premiers chrétiens, et dont témoigne le Nouveau Testament, sans directement employer ces termes ou conceptualiser cette expérience ainsi. Au IIe siècle, Irénée de Lyon a décrit la création de l'homme comme oeuvre de Dieu le Père qui agit avec ses « deux mains », le Fils et le Saint-Esprit. Jésus-Christ et l'Esprit sont également les agents du salut, comme les deux bras de Dieu par lesquels l'humanité est prise dans son étreinte. Cette offre d'étreinte est donc inconditionnelle de la part de Dieu, pourtant elle ne s'impose pas.
Invités à l'étreinte et pourtant exclus?
De par sa rébellion contre Dieu et la persistance dans le mal, l'homme s'exclut de l'étreinte de Dieu. L'exclusion est ici une image pour les mécanismes de comportement appelés plus communément : le péché. Nous ne connaissons que trop bien l'ambiguïté profonde qui nous habite. « Nous choisissons le mal, mais le mal nous choisit aussi et exerce son pouvoir terrible sur nous », constate Miroslav Volf. Dans nos relations sociales, l'exclusion comme expression du mal a lieu quand l'autre ne trouve pas de place dans notre monde. Nous cherchons alors à l'en exclure, en l'expulsant ou tout simplement en l'ignorant. C'est pour dénoncer ces mécanismes d'exclusion que Jésus est venu dans le monde. Il met en lumière les injustices et les hypocrisies de son temps, et vient étreindre les rejetés et les laissés-pour-compte en Israël. Il dévoile rdicalement la corruption des systèmes abusifs et des personnes prisonnières du mal. Pourtant, Jésus ne s'arrête pas là. Il appelle chacun à abandonner la corruption et à se séparer du mal, y compris les pauvres et les opprimés eux-mêmes. Jésus ne vient pas se mettre du côté des pauvres et des opprimés de manière unilatérale, en abandonnant les riches et les oppresseurs à leur sort. Il appelle chacun à la repentance et offre le pardon à tous. Aux yeux de certains, cet appel à la repentance est « intolérant », et l'offre de pardon « condescendante ». C'est qu'ils n'ont pas encore compris à quel point le mal trouve son chemin d'accès vers le coeur de chacun.
De l'exclusion à l'étreinte
Ce Jésus qui a dénoncé le mal sous toutes ses formes, qui a appelé à la non-violence radicale, même à l'amour de l'ennemi, celui qui, menacé, a refusé que ses disciples prennent les armes pour le défendre, s'est livré lui-même à la violence extrême. Mais en le faisant, il brise le cercle vicieux de la violence. La croix de Jésus fait partie d'une stratégie par laquelle tous les systèmes de terreur sont combattus, de ceux d'un régime totalitaire jusqu'à notre propre capacité d'imaginer, de penser et de faire le mal. La venue de Jésus dans le monde est le chapitre central – crucial ! – de l'histoire biblique qui reconnaît que la création initialement bonne est sous l'emprise de forces hostiles. Par Jésus arrive le Royaume de Dieu, et l'irruption de ce règne nouveau signifie aussi l'opposition à celui de l'ennemi, Satan. La lutte de Jésus contre la tromperie, l'injustice et la violence l'a conduit à la croix, à sa mort, mais a finalement abouti à une nouvelle possibilité : la résurrection, qui est le fondement d'un monde nouveau. Afin de bénéficier de cette nouveauté, d'entrer dans ce que Dieu offre, il faut faire face au fruit amer de l'ancien ordre. A la croix, Dieu expose ce qu'il y a dans le coeur humain. Il ne fait pas comme si le mal n'était pas là. Dieu nous respecte en tant que créatures, en nous tenant pour responsables. La croix est un jugement de nos péchés avant le temps – un jugement de grâce, parce que, dans son amour, Dieu prend sur lui et absorbe le jugement. Le pardon et la réconciliation ne peuvent avoir lieu que si le mal est dénoncé, reconnu par les malfaiteurs, et pris en charge par Dieu. Libérés ainsi du mal, nous apprenons de la croix que la seule alternative à la violence est l'amour excessif de Dieu, sa disposition à absorber la violence. C'est la résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts qui est la confirmation, le sceau de Dieu qui atteste que le jugement et l'acquittement de l'homme chargé du péché ont bien eu lieu, et qu'une vie nouvelle est désormais possible. Au centre de cette vie, il y a l'étreinte divine, l'entrée dans la communion d'amour avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Etreinte éternelle et exclusion finale
Au bénéfice de cette étreinte, le disciple du Christ marche pourtant sur un chemin difficile et exigeant. Si l'entrée dans l'étreinte éternelle de ce Dieu trinitaire est assurée, le cheminement non violent se vit dans un monde toujours déchiré par toutes sortes de violences. Offrir l'étreinte à l'ennemi est une attitude risquée, et il n'est pas du tout garanti que la non-violence persistante parvienne à déloger la violence. Le chrétien est au bénéfice du jugement anticipé par Christ à la croix, précisément une anticipation du jugement dernier. Le pardon que Dieu nous offre dans ce jugement a comme objectif de nous faire sortir du cercle du mal et de la violence, et de vivre de façon non violente. Mais cet appel à la non-violence radicale est indissolublement lié à la notion biblique de vengeance de Dieu. Miroslav Volf le dit bien: « La certitude du juste jugement de Dieu à la fin de l’histoire présente est le présupposé pour renoncer à la violence au milieu de l’histoire. La réalité du jugement divin (incluant le jugement dernier et l’anticipation de celui-ci à la croix) n’est pas le revers de la médaille du règne de la terreur humaine, mais est en corrélation nécessaire avec la non-violence humaine. Puisque la recherche de vérité et la pratique de la justice ne peuvent être abandonnées, la seule manière par laquelle la non-violence et le pardon seront possibles dans un monde violent, c’est par le déplacement ou le transfert de la violence, non simplement par un abandon complet » (2). Des notions comme le jugement dernier ou la colère, sainte et juste de Dieu contre tout ce qui abîme sa création et ses créatures, n'ont évidemment pas trop la cote. Pourtant, pour lutter de manière non violente contre l'injustice, la tromperie et la violence, il est essentiel que Dieu sanctionne ultimement ceux qui persistent dans le mal. Considéré dans la logique de son amour débordant, Dieu jugera non en ce qu'il donnera à des gens ce qu'ils méritent, mais parce que certaines personnes refusent de recevoir ce que personne ne mérite. Des gens qui persistent dans le mal expérimenteront la terreur de Dieu parce qu'ils auront résisté jusqu'à la fin à l'invitation des bras étendus du Messie crucifié. L'exclusion finale symbolise le sort de ceux qui refusent d'être sauvés par l'amour souffrant de Dieu.
Ouvrir les bras à l'étreinte de Dieu... et du prochain
Dire l'Evangile par les notions complémentaires d’« exclusion » et d’« étreinte » est une manière saisissante d'exprimer le désir de Dieu de faire bénéficier ses créatures de sa présence et de les inclure dans le cercle d'amour trinitaire éternel. Accueillir cette offre implique de s'engager à la suite de celui qui a aimé ses ennemis jusqu'au bout. Il en est mort, mais il est revenu à la vie. Il nous offre son étreinte aujourd'hui encore, ne la refusons pas! Forts de son amour, nous apprenons alors, personnellement et en communauté, à ouvrir nos bras à notre prochain.
Thomas Salamoni, pasteur dans l’Eglise évangélique l’Arc-en-ciel à Gland
Cet article est une reprise partielle d’une conférence donnée dans le cadre de «Jésus de Nazareth : un regard évangélique», une série organisée par la Formation au service dans l’Eglise.
Notes
1 Miroslav Volf, Exclusion & Embrace : A Theological Exploration of Identity, Otherness, and Reconciliation, Nashville, TN, Abingdon Press, 1996. Cet ouvrage non traduit en français a été écrit avec en arrière-plan la guerre en ex-Yougoslavie, entre 1991 et 1995. Il est d'une grande pertinence théologique et pratique.
2 Au même endroit, p. 302 (la traduction est de Thomas Salamoni).
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