Quand on pense aux « prophètes », nous pensons souvent à l’Ancien Testament et, éventuellement, à Jean-Baptiste. Dans l’histoire biblique, quand le peuple de Dieu tombe dans l’idolâtrie, s’égare et quitte la voie divine, il tombe dans l’esclavage ou l’exil… Dans ces temps d’idolâtrie, le prophète parle de la part de Dieu : il révèle le sens profond des évènements et exhorte le peuple à retrouver la voie de la liberté et de la vérité.
Mais quel serait « l’esclavage » d’aujourd’hui, qui nécessiterait un prophète ? Et à quoi ressemblerait-il dans notre monde technologique du XXIe siècle ? Des réponses à ces questions se trouvent dans l’œuvre du théologien et sociologue français Jacques Ellul (1912-1994).
Une foi incarnée, dans le monde moderne
Par expérience, Jacques Ellul affirme que le Dieu de Jésus-Christ est vivant, actif et présent parmi nous aujourd’hui. Celui-ci a expérimenté cette présence lors de sa conversion, à l’âge de 18 ans : tout seul, dans une maison de vacances, il a été bouleversé par une présence qu’il a reconnue comme divine – au point de s’enfuir à vélo. Cette expérience a marqué le début d’une vie de dialogue et de lutte, tant intellectuelle qu’existentielle, avec la présence de Dieu. À ce sujet, Ellul écrit : « Il fallait penser autrement à partir du moment où Dieu pouvait être proche. »(1)
Sa manière de « penser autrement » a mené Jacques Ellul à entreprendre un énorme projet intellectuel. Selon lui, l’Église n’avait pas pris en compte que le monde où elle vivait avait changé. Et ce manque de compréhension rendait son témoignage inefficace. C’est comme si elle utilisait le paradigme d’hier pour s’adresser au monde d’aujourd’hui. Par conséquent, elle peinait à jouer son rôle d’ambassadrice de Dieu.
Par exemple, l’Église peinait à transmettre l’Évangile parce qu’elle avait mal compris les défis de la communication du monde moderne. Mais, par-là, Jacques Ellul n’entendait nullement qu’elle n’avait pas compris comment utiliser les ordinateurs et les nouveaux moyens de communication. C’est plutôt que l’Église n’avait pas saisi les enjeux liés à l’utilisation de ces nouveaux moyens de communication. Il fallait donc que l’Église comprenne ce qu’est ce monde moderne, afin d’y être elle-même une communication de Dieu (2Co 5.20).
La bibliographie de Jacques Ellul compte une soixantaine de livres – dont de nombreux ouvrages posthumes et des inédits encore à publier – divisibles en deux grandes catégories. D’un côté, Jacques Ellul avait un projet sociologique, cherchant à comprendre en profondeur la société occidentale du XXe siècle. Il utilisait ses connaissances d’historien du droit pour découvrir en quoi le monde de son époque était différent, en quoi notre temps est unique. Il cherchait à discerner comment communiquer au croyant ce qu’implique « être chrétien » aujourd’hui. Et cela ne lui semblait pas si évident.
Le deuxième grand versant de son œuvre était un projet d’éthique théologique, cherchant à insérer la Parole de Dieu comme une force transformatrice dans ce monde décrit par sa sociologie. Et le tout prenait la forme d’un message aux chrétiens, les appelant à relever les défis. Par son étude du monde et son écoute de la Parole de Dieu, Jacques Ellul cherchait à vivre une foi chrétienne pleinement incarnée dans le monde moderne.
Un esclavage à la technique
Dans ses œuvres sociologiques, Jacques Ellul nous demande : « Où va notre monde, notre société occidentale ? » Et il répond en décrivant les différents aspects de la société moderne comme autant d’expressions de ce qu’il a appelé « la technique ». La technique définit une mentalité et un processus qui visent à atteindre un maximum d’efficacité dans tous les domaines. C’est une recherche de la meilleure manière de faire, qui fait primer les effets et les résultats, en s’appuyant sur le monde techno-scientifique qui s’est développé depuis la Révolution industrielle.
Bien sûr, cette recherche a sa légitimité – si elle reste dans certaines limites. Mais, d’après Jacques Ellul, c’est comme si notre société avait pris « la logique de la machine », qui est juste et bonne pour une machine, et l’avait appliquée sans restriction à nos sociétés, à nos familles, à nos vies spirituelles, à la politique, à la communication…
Par conséquent, notre « société » ne ressemble pas aux autres sociétés de l’histoire humaine. Elle est devenue davantage un « système » qu’une « société », plus technique et moins humaine. Ce système fonctionne merveilleusement… mais pour atteindre quel but ?
Selon Ellul, il n’existe pas vraiment de réponse à la question : « Où va notre monde ? », parce que notre monde n’a pas de direction, pas de sens. Il écrit : « L’homme est parti à des vitesses astronomiques vers nulle part. »(2) Nous ne savons pas où nous allons, mais nous savons que la technique est le moteur qui nous propulse. Alors que nous poursuivons une course dont nous ne connaissons pas le but, incapables de l’orienter ou de la mettre en question, Jacques Ellul nous demande : « Sommes-nous vraiment libres ? Ou sommes-nous des serviteurs du processus technique ?
Cette analyse, publiée à la fin de la Seconde guerre mondiale, frappe par sa pertinence pour notre temps – au point que le journaliste français Jean-Luc Porquet a surnommé Ellul : « L’homme qui avait (presque) tout prévu »(3). Tel un prophète, Jacques Ellul a prédit – en demandant comment la technique va évoluer et augmenter son emprise sur la société – et a prévenu – en demandant comment l’humain peut développer une posture critique envers la technique.
Un appel vers la liberté
Jacques Ellul voulait faire plus que prévenir. Face à l’exigence d’efficacité imposée par la technique, il appelait ses lecteurs à une vie marquée par la liberté et l’amour, dans la présence de Dieu. Pour Ellul, les chrétiens doivent refuser la tentation d’une puissance augmentée que la technique nous promet, choisissant plutôt de rester libres en mettant leur confiance dans les promesses de Dieu. Le Christ ne nous appelle pas à une opération technique, mais à un rapport vivant, à un dialogue vécu avec Dieu. Mais, en pratique, comment cette différence se manifeste-t-elle ?
Pour comprendre cela, revenons à la communication de l’Évangile. Aujourd’hui, nous bénéficions de plus de moyens de communication que jamais dans l’histoire humaine : les téléphones mobiles, les réseaux sociaux, des logiciels tels que Zoom, etc. Il semble évident que l’Église doit en profiter, afin de mieux partager et transmettre son message. Sans doute est-ce souvent le cas.
Mais Ellul montre comment l’efficacité augmentée, promise par ces moyens de communication, se fait au prix de notre incarnation. Nous pouvons communiquer avec quelqu’un, grâce à l’application de visioconférence Zoom. Mais ce mode de communication n’a rien de commun avec une discussion face-à-face. Depuis la période Covid-19, nous voyons encore plus régulièrement nos collègues et nos proches au travers d’un écran. Dans le monde du business, le « présentiel » est parfois considéré comme un gaspillage de ressources.
Pour Jacques Ellul, la question est moins : « L’Église doit-elle être sur Facebook ? », et davantage : « Que signifie prêcher l’Évangile du Christ de façon incarnée ? » Pour le penseur, la manière de témoigner importe autant que le message à transmettre. Cela n’implique pas qu’il faille rejeter les nouveaux moyens de communication. Mais il s’agit de reconnaître que, au niveau d’un témoignage incarné, ils n’ajoutent rien à notre présence physique.
La vie et les écrits de Jacques Ellul appellent les chrétiens à être une force transformatrice au sein de la société contemporaine. Celui-ci esquisse un programme éthique visant à libérer l’Église de tous les liens du monde, à l’édifier pour qu’elle soit fidèle à sa mission, et ainsi à approfondir sa compréhension de l’amour du Christ. Aujourd’hui, nous pouvons nous demander : « Savons-nous discerner par quelles bouches Dieu parle aujourd’hui à nos sociétés et à nos Églises ? »
(1) Jacques Ellul et Patrick Chastenet, À contre-courant : entretiens, Paris, La table ronde, 2014, p. 120.
(2) Jacques Ellul, Présence au monde moderne, dans Le défi et le nouveau : œuvres théologiques 1948-1991, Paris, La table ronde, 2007), p. 60.
(3) Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, Paris, Cherche midi, 2012.