La « mission intégrale » : un terme neuf pour qualifier aujourd’hui notre responsabilité de chrétiens dans ce monde. Un terme neuf pour une réalité ancienne, qui remonte à la mission même de Jésus et au message de l’ensemble de la Bible. C’est au sein de l’Alliance théologique d’Amérique latine, regroupant des théologiens évangéliques dont le bien connu René Padilla, que ce terme est né (1). Il s’agit d’une compréhension renouvelée de la mission chrétienne qui englobe la proclamation de l’Evangile par la parole et sa démonstration par notre engagement dans tous les aspects sociaux et politiques de la vie.
Le mot n’est pas dans la Bible, bien entendu... pas plus que ceux de « mission » et d’« évangélisation », qui sont l’héritage d’une histoire « des » missions, dans laquelle la mission chrétienne consistait à quitter l’Occident « chrétien », à traverser des frontières pour porter l’Evangile dans des pays « païens ». Comme le relève Vinoth Ramachandra, un théologien indien, « ce concept, malgré ses faiblesses, a inspiré des milliers de missionnaires transculturels qui ont écrit quelques-unes des plus belles pages de l’histoire de l’Eglise ». Mais cette vision réductrice de « la mission » était porteuse de dichotomies néfastes : entre Eglise d’envoi et Eglise d’accueil, entre ici et champ missionnaire, entre missionnaires et chrétiens ordinaires, entre vie de l’Eglise ici et mission au loin.
Une dichotomie historique
Une autre dichotomie s’est installée au sein du mouvement évangélique dans le premier quart du XXe siècle : celle de l’opposition classique entre évangélisation et action sociale, l’évangélisation représentant la tâche prioritaire et spécifique de l’Eglise. Cette vision des priorités s’est constituée en bonne partie en réaction à l’évolution inverse qui se profilait au sein du mouvement œcuménique. Il faut rappeler que le mouvement œcuménique est né du défi d’accomplir ensemble notre mission d’évangélisation du monde, tel qu’il s’exprimait à la conférence des missions d’Edimbourg en 1910. A cette époque, l’ensemble du mouvement missionnaire protestant était marqué par le courant évangélique. C’est dans une belle unité et un grand enthousiasme que les Eglises se sont alors donné pour tâche d’« évangéliser le monde dans cette génération ».
La Première Guerre mondiale viendra battre en brèche l’idéologie de l’époque, qui liait évangélisation et diffusion de la civilisation (occidentale, bien entendu). De la Conférence d’Edimbourg naîtra bientôt le Conseil international des missions (CIM), puis plus tard le Conseil œcuménique des Eglises, auquel le CIM sera intégré en 1961. Au cours de cette évolution, les mouvements évangélique et œcuménique prendront des directions divergentes sur divers points, et pour le dire de manière un peu caricaturale, les premiers se préoccuperont prioritairement de l’annonce de l’Evangile tandis que les seconds mettront l’accent sur l’engagement socio-politique.
Un tournant à partir de Lausanne 1974
Du côté évangélique, la Conférence internationale organisée à Lausanne en 1974 représente un tournant décisif. Marquée par le théologien anglican évangélique John Stott, la Déclaration de Lausanne affirme clairement que « l’évangélisation et l’engagement socio-politique font tous deux partie de notre devoir chrétien » et n’établit plus de lien de priorité entre les deux. Ce point de vue contraste avec la vision traditionnelle évangélique, celle qui s’exprimait par exemple dans une conférence analogue précédente (2) où Billy Graham affirmait : « Si l’Eglise revenait à sa tâche principale de proclamer l’Evangile et si les gens se convertissaient à Christ, cela aurait un bien plus grand impact sur les besoins sociaux, moraux et psychologiques des gens que n’importe quelle autre action possible » – un point de vue largement présent encore aujourd’hui dans nos Eglises.
De fait, il faudra une génération entière pour que ce tournant de 1974 prenne un tour plus concret, avec le lancement du Défi Michée en 2001, Stop Pauvreté 2015 dans sa déclinaison helvétique, où les Eglises évangéliques s’engagent à l’échelle mondiale dans une action pour la justice et en faveur de tous ceux que la mondialisation laisse sur le côté de la route. Il est significatif que les voix théologiques marquantes de ce mouvement ne soient plus celles de l’Occident nanti, mais celles des pays du Sud – les penseurs latino-américains de la mission intégrale, ainsi que les théologiens indiens Vinoth Ramachandra et C. B. Samuel, notamment.
Une lecture renouvelée du grand commandement missionnaire
Cette vision globale de la mission de l’Eglise s’enracine dans une lecture renouvelée – et moins sélective ! – de la Bible, et en particulier du verset chéri de nos réunions missionnaires, le fameux texte de Matthieu 28,19 : « Allez, faites de toutes les nations des disciples... » Les anglophones le nomment « the Great Commission » – expression qu’on ne peut guère traduire littéralement en français ! Vinoth Ramachandra note d’abord que cet ordre est précédé de la « grande affirmation » : « Tout pouvoir m’a été donné sur la terre comme au ciel. » Des paroles remarquables venant de celui qui vient d’être condamné à mort comme un criminel, servant d’exemple pour quiconque aurait l’audace de menacer la « pax romana » de l’époque. La notion de pouvoir doit évidemment être comprise ici à la lumière de ce contraste. Ces paroles montrent que l’Evangile concerne l’ensemble de la réalité, de notre vie personnelle à la société tout entière et à son rapport à la création.
Cette affirmation est suivie du « grand commandement missionnaire » : celui de faire des disciples. Car l’accent n’est pas sur le « allez », mais bien sur le « faites des disciples ». C’est ce dernier verbe qui est à l’impératif, et il faudrait en fait traduire « en allant, ... », ou « en chemin, faites des disciples... ». C’est donc bien dans toutes nos activités, où qu’elles se situent, que nous sommes en mission. Il n’y pas de différence de nature entre un service comme enseignant dans une école ou comme médecin dans un cabinet en Suisse et une activité analogue dans un « pays de mission ».
La mission ne se restreint plus au peuple d’Israël, mais s’étend à tous les peuples, dans toutes les cultures, dans tous les pays – Israël compris – pour les inclure dans la communauté des disciples.
Cette mission englobe enfin tous les aspects de la vie. « Apprenez-leur à garder tout ce que je vous ai prescrit », dit Jésus (Mt 28,20). Il nous faut donc d’abord être des disciples pratiquants... pour pouvoir enseigner cette pratique aux autres. Clairement, ce texte placé tout à la fin de l’évangile de Matthieu renvoie aux cinq discours de Jésus qui structurent cet évangile, et en particulier le Sermon sur la montagne (Mt 5-7). C’est par leur manière d’être, caractérisée par un style de vie humble, un engagement pour la justice, l’amour des ennemis, que les disciples sont « sel et lumière » dans ce monde.
Une mission... intégrale
C’est cette idée d’une mission qui se situe en tous lieux, dans toutes nos activités, et dans la mise en pratique de tout ce que Jésus nous a enseigné, qui est à la base de l’idée de mission intégrale. Cet accent sur la globalité de la mission se conclut dans le texte de Matthieu par la promesse du ressuscité : « Et voici, je suis avec vous tous les jours » (Mt 28,20).
Prendre en compte cette globalité des exigences de l’Evangile – qui mettent en lumière le lien constamment rappelé dans l’Ancien Testament entre respect de Dieu et respect de la justice sociale – représente un défi majeur dans notre monde globalisé d’aujourd’hui. L’annonce de l’Evangile n’a rien perdu de sa pertinence, mais ne nous dispense en rien de notre responsabilité face aux injustices criantes du monde, face aux ravages humains et environnementaux d’un développement basé sur le profit, face aux conflits qui continuent de déchirer notre monde. Telle est notre mission de chrétiens et d’Eglises, appelés à être pleinement engagés dans les affaires du monde, dans l’humilité et dans l’espérance que nous donne l’Evangile.
Silvain Dupertuis
Notes
(1) Les termes de « mission holistique » et de « mission transformationnelle » sont de la même veine, mais c’est celui de « mission intégrale » qui s’est finalement imposé.
(2) Au Congrès mondial sur l’évangélisation à Berlin en 1966.
EEM 12 : un samedi pour réfléchir et échanger
Le samedi 8 septembre dans la salle de la Marive à Yverdon-les-Bains, les rencontres Eglises en mission vous invitent à une journée de réflexion et d’échange, organisée conjointement avec le Réseau évangélique suisse et la campagne StopPauvreté.2015. Vous pourrez faire le point sur la « mission intégrale » avec des interventions de C. B. Samuel, un pasteur indien très actif dans le monde des ONG, et Mamadou Karambiri, pasteur et téléévangéliste burkinabé. Grâce à un World Café, vous pourrez aussi découvrir de nombreux engagements individuels ou communautaires, qui permettent de développer à partir de la Suisse, mais aussi à l’étranger, des initiatives qui intègrent annonce de l’Evangile et engagement en faveur de la justice et de la libération. De nombreuses ONG participeront à l’évenement au travers de stands.
EEM 12 : un dimanche pour célébrer
Le dimanche 9 septembre, une célébration permettra d’entendre l’un des ténors du mouvement évangélique latino-américain, le théologien René Padilla, puis le téléévangéliste du Burkina Faso Mamadou Karambiri. La louange sera animée par le Gospel Center Band de Lausanne, qui, en final, donnera un mini-concert.
EEM 12 : un samedi soir pour un concert d’exception
La journée du samedi 8 septembre se terminera à 20h par un concert de Salvador, un groupe du Texas qui distille des sonorités latino-américaines très enjouées. Une intervention de Mamadou Karambiri marquera le milieu du concert.